Depuis l’accord signé à Pretoria entre les autorités rebelles du Tigré, issues du Front de libération du peuple du Tigré (TPLF), et le gouvernement fédéral éthiopien, les combats ont cessé. De l’aide alimentaire et médicale arrive peu à peu et la capitale régionale Mekele a été raccordée au réseau électrique national.
Mais des habitants et des travailleurs humanitaires de diverses parties du Tigré ont affirmé à l’AFP - la plupart sous couvert d’anonymat pour des raisons de sécurité - que pillages et persécutions de civils se poursuivaient dans la région.
Ils accusent l’armée de l’Erythrée, pays qui borde la frontière nord du Tigré, et des combattants de la région de l’Amhara, jouxtant sa frontière sud, deux forces qui ont prêté main-forte à l’armée éthiopienne dans le conflit mais dont les dirigeants n’ont pas participé aux discussions de Pretoria.
Les accès et communications au Tigré étant restreints, il est impossible de vérifier de manière indépendante la situation sur le terrain.
Selon deux travailleurs humanitaires ayant parcouru la région entre fin novembre et début décembre, ces troupes sont présentes sur des centaines de kilomètres, depuis le Tigré occidental jusqu’au Tigré central, de la ville d’Humera à celle d’Adwa.
Elles sont arrivées en octobre à Shire, dans le nord-ouest de la région, où règne depuis un climat de terreur, selon un habitant.
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«Depuis deux mois, Shire est quasiment une ville morte», racontait-il mi-décembre, évoquant des «pillages et enlèvements continus». «Les femmes ont peur de sortir de chez elles par crainte de violences sexuelles», ajoutait-il.
Il décrivait aussi «une existence très précaire», les habitants faisant la queue pour puiser de l’eau, les ânes qui ont remplacé les voitures dans les rues, l’absence d’argent...
Pillages, enlèvements, viols
Mi-novembre, un travailleur humanitaire basé à Shire racontait déjà à l’AFP: «Les forces amhara se livrent au pillage de maisons et de bureaux gouvernementaux, ainsi qu’à des enlèvements principalement de jeunes, hommes et femmes. (...) Les soldats érythréens continuent également de piller et de kidnapper des jeunes».
«L’armée éthiopienne et les autres forces de sécurité (dont la police, ndlr) regardent et n’interviennent pas», affirmait-il.
Le 1er décembre, il faisait également état de «onze cas de viols» recensés par son organisation.
Les autorités rebelles, qui ont «désengagé» deux-tiers de leurs combattants après l’accord, accusent régulièrement l’armée érythéenne d’exactions et de «massacres» de civils.
Le chef de l’OMS Tedros Adhanom Ghebreyesus, d’origine tigréenne, a annoncé le 15 décembre que son oncle avait été «assassiné par l’armée érythréenne», avec cinquante autres villageois.
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Une habitante d’Adwa a raconté à l’AFP le 22 décembre connaître «une famille de sept personnes qui a été assassinée par les Erythréens à Mariam-Shewito», un village à une dizaine de kilomètres de la ville.
Erythréens et nationalistes amhara nourrissent une animosité historique envers le Tigré.
L’Erythrée est une ennemie jurée du TPLF depuis une sanglante guerre frontalière en 1998-2000, quand ce parti était au pouvoir en Ethiopie (1991-2018).
Certains Amhara estiment, eux, avoir été volés de terres fertiles rattachées au Tigré à l’arrivée au pouvoir du TPLF en 1991. Au début du conflit en novembre 2020, des forces régionales et milices amhara ont investi cette zone du Tigré occidental.
«On a peur»
Dans le sud-ouest du Tigré, un habitant de la ville de Mai Tsebri affirmait début décembre que «les nouveaux dirigeants (arrivés depuis octobre) de la région de l’Amhara ont interdit de parler le tigrigna (la langue tigréenne, ndlr), déportent et expulsent les Tigréens de souche et pillent leurs propriétés».
«On est inquiets, on a peur pour notre sécurité et notre avenir», confiait-il.
«Les nouveaux dirigeants ont commencé à délivrer des cartes d’identité aux habitants qu’ils considèrent comme appartenant à l’ethnie amhara, ainsi qu’aux colons arrivés avec les nouvelles autorités», ajoutait-il.
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Un travailleur humanitaire qui a visité cette région fait également état de l’arrivée de nombreux Amhara, notamment à Humera, parallèlement à des expulsions de Tigréens vers l’autre rive de la rivière Tekeze, qui délimite le Tigré occidental. Il évoquait aussi des camps de détention.
Dès mars 2021, les Etats-Unis avaient dénoncé des actes de «nettoyage ethnique» au Tigré occidental, des accusations renouvelées par des ONG quelques mois plus tard, mais toujours démenties par les autorités.
Contactés, le gouvernement régional amhara et le gouvernement fédéral n’ont pas répondu dans l’immédiat aux sollicitations de l’AFP.
«Brisés et déprimés»
A travers le nord du Tigré, «il y a un très grave manque de médicaments, d’hygiène et d’assainissement», explique un deuxième travailleur humanitaire, qui a voyagé début décembre de Shire à Adwa.
Dans la capitale tigréenne Mekele, toujours sous contrôle rebelle, «les gens se sentent globalement brisés et déprimés par la situation ainsi que par la pénurie générale de nourriture, de médicaments et de logement», explique un autre travailleur humanitaire basé dans la ville.
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«Le marché a commencé à reprendre vie à mesure que l’approvisionnement s’améliore, mais les produits de première nécessité sont toujours très chers», ajoutait-il dans une interview le 6 décembre.
A l’hôpital Ayder, le principal de la ville, «la situation reste la même qu’il y a 18 mois», affirme un des responsables, Kibrom Gebreselassie: «Il n’y a toujours pas de budget, les médicaments que nous recevons proviennent de dons qui couvrent à peine la consommation d’un à deux jours des patients».
Le médecin, ainsi qu’un habitant de la ville, décrivent tous deux «un sentiment mitigé» dans la population.
«Tout le monde est fatigué de la guerre, la paix est ce que les gens veulent par-dessus tout. Mais tout le monde craint que l’accord de paix ne soit utilisé pour dissimuler les crimes contre l’humanité commis ces deux dernières années», explique Kibrom Gebreselassie, dénonçant des «massacres» qui continuent.
«Le peuple tigréen (...) est laissé seul face à des forces étrangères occupantes qui tuent en toute impunité», estime-t-il. «Aimer la paix ne signifie pas renoncer à la justice».
S’il n’a pas vu jusqu’à présent «de progrès prometteurs», il se veut «optimiste»: «Après tout ce bain de sang et cette haine, les choses ne reviennent pas rapidement à la normale, il faut du temps».