Sous une grande tente dressée dans la cour de la morgue communale Errahma, le silence était pesant, seulement troublé par les sanglots discrets et l’odeur d’encens qui flottait entre les corps, embaumant l’air d’une solennité douloureuse. Ce samedi matin, Casablanca a rendu hommage à 51 personnes, mortes dans l’oubli, abandonnées par leurs proches ou leurs États. Une cérémonie d’obsèques d’indigents, venus de 16 pays, dont 14 africains, marquait la fin d’un long calvaire pour les dépouilles.
Il aura fallu des années d’attente, des démarches administratives harassantes, et surtout la persévérance d’une multitude d’acteurs associatifs, administratifs et anonymes, pour que ces corps, parfois conservés en morgue depuis 2016, puissent enfin trouver le repos éternel.
Le 20 mai dernier, un communiqué annonçait la tenue des obsèques, fruit d’un partenariat entre l’association Bank de solidarité, la Compagnie marocaine de pompes funèbres (CMPF), la Commune de Casablanca et plusieurs autres associations locales. Le terme «indigent», dans ce contexte, révèle une violence sociale extrême: celle d’une mort sans reconnaissance, sans sépulture, sans deuil.
La cérémonie
Comme le rappelait Le360 Afrique dans un article quelques jours avant la cérémonie, les 51 corps appartenaient à des personnes migrantes dont les parcours ont fini tragiquement: migrants économiques ou pour se soigner, enfants mort-nés, individus en situation irrégulière devenus invisibles aux yeux des systèmes diplomatiques.
À l’entrée du site, les invités — familles endeuillées, diplomates, représentants associatifs, anonymes venus exprimer leur solidarité — étaient accueillis dans un silence de circonstance. Deux rangées de corps faisaient face à l’assemblée. Sur la gauche, 22 défunts musulmans, enveloppés de linceuls blancs, dont 7 anonymes «X Ben X» et un bébé. Sur la droite, 29 chrétiens, reposant dans des cercueils de bois sobrement ornés de deux croix, parmi eux deux bébés.
Entre les corps, de l’encens brûlait à intervalles réguliers, marquant une présence spirituelle et purifiant l’atmosphère. Des bouquets de fleurs attendaient d’être déposés. L’ambiance était empreinte d’un profond recueillement.
Alain Bouithy, journaliste et maître de cérémonie, a ouvert la journée par des mots forts: «Par votre présence, nous affirmons que ces personnes ne sont pas oubliées. Elles ont existé, elles ont eu un nom, une histoire, une origine, un pays et en leur rendant aujourd’hui hommage, nous réaffirmons le lien qui nous unit tous: notre commune humanité.»
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Puis, ce fut au tour de Noufissa Ramhane, vice-présidente de la Commune de Casablanca chargée de l’hygiène, de prendre la parole: «Ces individus nous ont quittés dans la discrétion, mais nous refusons de les laisser partir dans l’oubli. Tous avaient en commun d’avoir trouvé la mort sur notre sol, loin de leurs familles, sans appuis, sans ressources et même parfois sans identité reconnue.» Elle poursuit, la voix chargée d’émotion et animée par un profond sens du devoir: «Cette initiative, affirme-t-elle, porte un message universel, celui que toute vie humaine a de la valeur, et que même dans la mort, chacun mérite respect et dignité.»
Enfin, Gueck Beyeth, président de Bank de solidarité et voix essentielle de cette initiative, a partagé les épreuves traversées: «Certains corps étaient là depuis 2016. Nous avons frappé à toutes les portes. Ce que nous faisons aujourd’hui, c’est le minimum de ce que mérite tout être humain: être enterré dignement. Ce n’est pas de la charité. C’est un devoir.»
Des prières, des fleurs et des larmes
Après ces discours, les invités ont été invités à déposer une fleur sur les corps. Les gestes étaient lents, empreints d’un respect poignant. Certaines familles présentes, venues pour la première fois confronter le départ de leurs proches, ont éclaté en larmes. D’autres se sont agenouillées pour prier.
Puis, un imam a récité des versets du Coran pour accompagner les musulmans dans leur dernier voyage. À sa suite, un pasteur a cité des passages de la Bible, dans un hommage où les confessions se sont unies, chose peu commune. L’assemblée, émue, a prié selon ses croyances, liée par un même silence sacré.
Un après aux saveurs amères et solidaires
Parmi les proches venus rendre un dernier hommage, une femme ivoirienne prend la parole avec dignité. Elle est là pour accompagner l’un des siens, disparu en exil. «Nous sommes réunis aujourd’hui grâce à Dieu et grâce à la population marocaine», confie-t-elle, la voix chargée d’émotion. «Dieu merci, on a retrouvé nos familles. Ceux qui ont été enterrés aujourd’hui, ce sont nos frères et nos sœurs qui sont tombés ici.» Depuis 2018, dit-elle, la douleur d’avoir perdu des proches sans pouvoir leur offrir une sépulture digne la taraude. «On ne savait pas comment on allait arranger ce problème. Nous remercions vraiment la population marocaine.» Son témoignage, bouleversant, vient rappeler que derrière chaque cercueil, il y a une histoire, un lien, une attente de justice et de paix.
Les corps ont ensuite été transportés dans deux cortèges séparés, les musulmans vers le cimetière Errahma et les chrétiens vers celui de Ben M’sik. Sous le soleil de midi, chaque défunt a été enterré selon les rites de sa foi, dans les sections dédiées des cimetières. La terre, enfin, pouvait recouvrir leur absence.
La journée s’est conclue à l’église Sacré-Cœur de Casablanca. Les conversations, bien que marquées par la gravité de l’événement, étaient aussi porteuses d’un espoir nouveau: celui de bâtir un système plus humain.
Ce 24 mai, Casablanca a offert aux oubliés ce qu’on leur avait nié trop longtemps: un nom, une reconnaissance, une sépulture. Mais plus encore, cette journée marque un tournant: celui d’une prise de conscience, d’un devoir de mémoire au service des vivants autant que des morts.