De la colère, des larmes et beaucoup d'interrogations: pendant quatre heures, des victimes de la dictature tunisienne ont témoigné en direct à la télévision des exactions et brimades qu'elles ont subies. Dans une salle d'un blanc quasi immaculé, face aux commissaires de l'Instance Vérité et Dignité (IVD) qui organisait ces auditions, ce sont d'abord les mères de trois "martyrs" de la révolution qui se sont avancées jeudi soir, chacune un portrait de leur fils à la main.
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Les trois jeunes hommes sont morts en janvier 2011, pendant le soulèvement contre le régime de Zine El Abidine Ben Ali, dont la répression a fait plus de 300 morts. "Nous ne nous tairons pas", prévient Ourida Kaddoussi, originaire de Regueb (centre). "Nous voulons que justice soit rendue aux martyrs. Comment? Tournez-vous vers les régions qui ont donné les martyrs", lance-t-elle aux responsables de l'Etat, en allusion à la marginalisation des régions de l'intérieur, une des motivations de la révolution.
Deux d'entre elles donnent les noms des policiers ayant tiré sur leurs enfants et leurs témoignages se transforment alors en procès de la justice militaire, devant lesquels les affaires ont été jugées et qui a délivré des verdicts cléments. "Nous l'avons vite compris: la justice militaire ne nous rendrait pas justice", dit avec colère Fatma, mère d'Anis, atteint par balle à Tunis et décédé d'une hémorragie.
Que justice soit rendue
Or "qui vous a donné la démocratie? Mon fils est mort pour la Tunisie et pour le drapeau tunisien. Je veux que justice lui soit rendue", exige-t-elle. La salle dans laquelle se trouvent des représentants de la société civile, des diplomates étrangers et des responsables politiques, notamment du parti islamiste Ennahdha, applaudit. C'est ensuite au tour de l'épouse et de la mère de Kamel Matmati, un islamiste victime de disparition forcée le 7 octobre 1991 à Gabès (sud-est), de parler.
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Toute la cruauté de la dictature apparaît lorsque sa femme Latifa raconte comment il a été arrêté sur son lieu de travail, traîné en prison et torturé avant de succomber peu après. Ce qu'elle ne saura que bien plus tard, après des années à le chercher désespérément d'une prison à l'autre. Au départ, la police nie savoir où il est --"il n'est pas chez nous", lui dit-on. Par la suite on lui demande à plusieurs reprises de lui ramener des vêtements propres et même de la nourriture, ravivant son espoir de le revoir vivant.
Le certificat de décès ne lui sera délivré qu'en 2009, 28 ans plus tard. Aujourd'hui, "nous voulons sa dépouille pour pouvoir l'enterrer", dit-elle. Et "nous voulons que ces gens rendent des comptes".
Mille questions sans réponse
Sami Brahem, un intellectuel islamiste, vient ensuite raconter la torture systématique en prison sous Ben Ali. "Quand on m'a demandé de témoigner, je n'ai pas hésité, malgré mon embarras (...). Il est du droit de la société de savoir ces choses-là, ça doit être dit pour l'Histoire", explique-t-il.
Un jour, pour une remarque jugée provocante, il est violemment battu et se retrouve "la tête enfoncée dans la cuvette des toilettes". "Je n'ai pas pu me lever pendant une semaine", dit-il simplement. Il raconte aussi des scènes d'horreur où les prisonniers étaient dénudés, battus avec des bâtons, obligés de se mettre les uns sur les autres. "Une violence sexuelle que je ne comprends pas".
"Je ne veux pas souiller mon pays. J'aurais aimé dire des choses qui lui fassent honneur", affirme-t-il. Mais "pourquoi ont-ils fait ça? Nous voulons comprendre: pourquoi cela s'est-il produit? (...) Je suis prêt à pardonner, à condition qu'ils s'expliquent", clame-il. Dans la salle et parmi les commissaires de l'IVD, certains essuient des larmes.
C'est enfin au tour de l'écrivain Gilbert Naccache, un célèbre militant de gauche opposant à Habib Bourguiba, le père de l'indépendance, de témoigner. "La police, politique ou pas, ne connaissait qu'une méthode, la torture. J'ai fait trois séjours en prison et les trois fois j'ai subi des tortures", dit celui dont le récit sera pourtant émaillé d'humour et qui fera sourire, voire rire, l'audience.
Naccache souligne l'importance de ces auditions publiques, une "journée (qui) à elle seule compense beaucoup les frustrations des cinq dernières années" et montre que la révolution est toujours "vivante".