Algérie: comment des "dizaines de milliards de dollars ont été siphonnés" en passant par la Suisse

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Le 01/05/2019 à 11h28, mis à jour le 01/05/2019 à 16h18

Plusieurs centaines de sociétés fictives ont été créées en Suisse par des Algériens afin d'établir des fausses factures pour "siphonner" les réserves de change du pays. Une enquête, menée par la Tribune de Genève, laisse à penser que les voleurs seront pris, mais le butin risque de disparaître.

En quelques années seulement, le confortable matelas de réserves en devises d'Algérie a fondu comme neige au soleil.

Il est passé de 144,1 milliards de dollars à 79 milliards de dollars à fin 2018, perdant la moitié de son volume en à peine 4 ans. Où est donc passée cette manne, qui permettait à l'Algérie de continuer à vivre au dessus de ses moyens?

Au-delà de la propension de l'économie algérienne à importer exagérément des biens de consommation et de l'armement, il y a également le détournement de "dizaines de milliards de dollars (...) par le clan Bouteflika au cours des dernières années", écrit le quotidien suisse LaTribune de Genève, dans un article publié en ce début de semaine . 

Le quotidien estime que "l’intérêt des hommes du système pour les rives du lac Léman les a convaincus [les Algériens, Ndlr] qu’une grande partie de ce trésor se trouve en Suisse".

Force est de constater que le clan Bouteflika n'est pas le seul à avoir "siphonné" ces fonds. Le milliardaire Issad Rebrab, arrêté dans la nuit du lundi 22 au mardi 23 avril, ne serait pas, lui non plus, blanc comme neige, d'après l'enquête menée par le journal, qui révèle d'ingénieux montages déjà décrits dans les "Panamas Papers", ce scandale de fuite de documents compromettants, datant de 2016. 

La technique est vieille comme la fraude fiscale et les paradis fiscaux. Elle consiste à créer une société écran, basée en Suisse, qui n'est en réalité qu'une usine à fausses factures. De sorte que lorsqu'une entreprise algérienne importe une marcharchandise produite ailleurs dans le monde, la société fictive suisse s'intercale entre les deux. Elle achète ces biens, à bas prix, auprès du fournisseur et les facture au triple, voire au quadruple, au client algérien. Ce qui donne lieu à autant de sortie de devises indues, des sommes colossales qui dorment ou qui auraient transité par la Suisse. 

Me Lachemi Belhocine, avocat fribourgeois interrogé par La Tribune de Genève "estime entre 1000 et 1500, le nombre de sociétés créées en Suisse pour «siphonner l’argent algérien» en éditant des factures".

Cet avocat a d'ailleurs déposé une plainte contre ces capitaux illicites qui dorment dans certaines banques suisse. 

Le milliardaire Issad Rebrab semble compromis avec l'activité de la filiale suisse de Cévital, le groupe qu'il dirige. Il s"agirait d'une société de trading du nom de SKOR International, qui été rebrandée Antein International. 

Les trois frères Redha, Karim et Nouh Kouninef sont également impliqués dans un système similaire, puisqu'ils ont créé plusieurs de ces sociétés fictives qui n'ont ni employés ni véritables sièges, et jamais un échantillon de marchandise y a transité. Et leurs comptes en banque, révèlent les journalistes suisses, ne cessent de recueillir des montants en provenance d'Alger. 

Le choix de la Suisse pour y orchestrer cette vaste fraude est une décision prise pour garantir plus de crédibilité à ces sociétés "boites à lettres".

En effet, "lorsque la facture présentée à la Banque centrale algérienne a été éditée en Suisse, cela passe comme une lettre à la poste. Si la facture venait du fin fond de la Chine ou d’un autre pays exotique, ça ne passerait pas pareil", explique un connaisseur de ce dossier, interrogé par la Tribune de Genève. Cette même source affirme avoir identifié plusieurs sociétés dont une dans le canton de Vaud. 

La complexité des montages et les spécificités de la loi suisse font que "la traque de cet argent s’annonce longue et difficile", parce que le texte suisse de 2016 concerne les transactions illicites, réalisées par des personnalités politiques. 

"Dans les milieux financiers, certains opérateurs confirment que la fortune du clan Bouteflika a été ventilée et dissimulée derrière des trusts pour brouiller les pistes".

S'étant adjoint les services de fiscalistes et autres conseillers juridiques, ces "personnes exposées politiquement" ont répondu aux exigences des banques qui leur demandaient de mettre de l'ordre dans leurs comptes.

Sauf que ce "toilettage bancaire" brouille les pistes. On risque donc de se retrouver avec un scénario ubuesque, où le détournement sera bel et bien établi, mais l'objet du larcin, soit des milliards de dollars illégalement sortis d'Algérie, ne sera jamais retrouvé. 

Le journal genévois confirme cette crainte. "Il y a un an, UBS [Union de Banques Suisses, la plus grande banque de gestion de fortunes dans le monde, Ndlr] aurait à nouveau rappelé à certains de ses clients algériens les exigences posées par la loi".

C'était peut-être là peine perdue, puisqu'il "ne reste dans les banques suisses que l’argent de ceux qui sont en mesure d’en justifier l’origine en présentant des attestations visées par les grands cabinets d’audit", martèle l'opposant algérien Ali Benouari.

Ali Benouari n'a d'ailleurs eu de cesse de dénoncer le pillage des ressources algériennes, et cet homme sait de quoi il parle, en tant qu'ex-ministre du Trésor, sous le gouvernement Sid Ahmed Ghozali, entre 1991 et 1992. 

Une bonne partie de cet argent algérien serait déjà transféré à Dubaï ou dans d'autres paradis fscaux, avant d'être réinvesti à travers des fonds émiratis. 

Néanmoins, en suisse, une dizaine d'établissements bancaires n'ont pas jugé bon d'exiger de leurs clients d'effectuer ce nettoyage. 

Après la période des printemps arabes, les oligarques tunisiens et égyptiens ont vu leur avoirs suisses bloqués. Mais pour le moment, les Algériens ne sont toujours pas inquiétés, ce qui accentue le risque de fuite et de blanchiment d'importantes sommes d'argent. 

L'avocat Lachemi Belhocine, basé à Fribourg, qui attendait une réponse énergique à la plainte qu'il avait déposée, devra patientier. En effet, le service du droit international du Département fédéral des Affaires étrangères (DFAE) lui a adressé un courrier daté du 15 avril, se contentant de rappeler la doctrine suisse en matière de "kleptocratie". Autrement dit, le secret bancaire est plus que jamais en vigueur au sein de la confédération helvétique...

Cet avocat indique, en outre, que la Suisse avait "un intérêt fondamental à ce que les valeurs patrimoniales illicites de personnes politiquement exposées ne soient pas investies sur sa place financière". Il ajouter que "tout était mis en œuvre pour identifier efficacement les avoirs d’origine criminelle, pour les bloquer et pour finalement les restituer dans les meilleures conditions à leur pays d’origine".

La diplomatie suisse évite ostensiblement, pour l'heure, de prendre position sur les évènements en Algérie, et déclare, en toute prudence, suivre "les développements récents avec attention".

Me Lachemi Belhocine, qui affirme "travailler avec la société civile et d'autres avocats aux Etats-Unis, en France, en Grande-Bretagne et en Algérie", a encore un très long chemin à accomplir. Parce que rien ne dit qu'Ahmed GaÏd Salah soit, quant à lui, fermement déterminé à mettre définitivement fin à ce système de détournement qui a littéralement ruiné le pays, malgré la purge qu'il semble actuellement mener. 

Les Algériens craignent quant à eux qu'il ne s'agisse là que d'un écran de fumée, qui a pour but de détourner les millions de manifestants de leur principal objectif. 

L'actuelle purge écartera, certes, les oligarques responsables de la déchéance du pays. Toutefois, si un régime militaire s'installe, rien ne changera réellement. 

Par Mar Bassine Ndiaye
Le 01/05/2019 à 11h28, mis à jour le 01/05/2019 à 16h18