Algérie: une chercheur de l'université du New Jersey pointe le processus de "momification" du régime autoritaire

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Le 19/10/2018 à 09h52, mis à jour le 19/10/2018 à 09h54

Selon la professeure Miriam Lowi de The College of New Jersey, les élites algériennes sont responsables de la perpétuation des régimes autoritaires en affaiblissant sans cesse les oppositions politiques. Elle pointe également la responsabilité de Boumédiène dans la naissance du Polisario.

Miriam Lowi, enseignante-chercheur en sciences politiques à The College of New Jersey, analyse les raisons pour lesquelles l'Algérie est sans cesse sous le contrôle de régimes autoritaires. Pour avoir été l'auteure d'ouvrages de référence et de plusieurs articles sur l'Algérie, cette canadienne d'origine a toute la légitimité pour pointer les maux qui rongent ce pays. Maux qui ont leurs racines dans l'histoire des deux derniers siècles, mais que perpétuent sans cesse les élites.

Pour cette éminente spécialiste du Moyen-Orient et de l'Algérie, formée à l’université de Princeton, la "longue consolidation du pouvoir, flanqué d'institutions faibles" relève d'un "processus de momification". C'est l'expression allégorique qu'elle utilise pour décrire ce long mais irréversible phénomène, qui a abouti à l'émergence d'un autoritarisme.

Ainsi, Miriam Lowi estime qu'en Algérie, c'est dans la structure préexistante de la société que réside la source du problème. Car les élites politiques sont un terreau fertile pour la reproduction à l'infini des "régimes autoritaires" dont ni la composition, ni les méthodes ne varient d'un iota. Il leur suffit juste d'en décider, ce dont ils ne se privent jamais.

La momification par l'affaiblissement des oppositions

L'auteure de Richesse pétrolière et pauvreté de la politique: Le cas algérien, paru aux Presses universitaires de Cambridge en 2009, est d'abord partie d'une analyse de la manière dont les "Etats" algériens successifs se sont formés tout au long de l'histoire, de la période coloniale aux années noires de la décennie 1990.

Elle a ensuite comparé l'Algérie à cinq autres pays exportateurs de pétrole. Elle en a alors conclu que l'autoritarisme se trouvait tant dans l'ADN des dirigeants que dans celui de la société algérienne. Ce n'est donc pas seulement une simple question de ressources pétrolières.

Selon ce chercheur, si l'Algérie demeure une dictature, c'est parce que les élites politiques ont une propension à "affaiblir toute opposition à l'État". Elles ont notamment "des stratégies de répression, de cooptation et de manipulation" bien rodées.

Miriam Lowi en est ensuite venue à la purge qui a récemment touché des généraux de haut rang, de hauts gradés dans la police, la gendarmerie et l'armée. Selon elle, l'objectif principal est de mettre définitivement fin au règne du général Mohamed Médiène, alias "Toufiq", l'homme qui dirigeait le puissant Département de renseignement et sécurité (DRS), les anciens services secrets algériens, aujourd'hui remplacés par le Département de la surveillance et de sécurité (DSS).

Si l'armée a été décapitée, c'est pour mieux préparer les prochaines échéances électorales, les locales et, surtout, la présidentielle de 2019. De tels limogeages, permettent de museler les militaires qui sont tenus à une obligation de réserve, une fois mis à la retraite. Miriam Lowi rappelle notamment, à cet égard, l'incident concernant le général Hussein Ben Hadid qui avait sévèrement critiqué Abdelaziz Bouteflika.

Momification esthétique

À la fin des années 1980, la dissidence contre le régime militaire du président Chadli Bendjedid menaçait l'hégémonie de l'oligarchie politico-militaire, obligeant Bendjedid à organiser des élections multipartites en 1991. Dès qu'il est devenu évident que le Front islamique du salut (FIS), qui avait proposé la libéralisation de l'économie et la fin du régime militaire, allait remporter les élections, les forces de sécurité algériennes ont organisé un coup d'État contre Chadli Bendjedid et violemment réprimé le FIS, afin de maintenir le pouvoir.

Ainsi, selon Miriam Lowi, la présidence et le sommet de l'armée se ménagent mutuellement afin de préparer l'après-Bouteflika. La complaisance du vice-ministre de la Défense et chef d'état-major de l'armée, Ahmed Gaïd Salah a été perceptible dans la récente purge des officiers militaires. Pour parfaire «la momification», il faut, précise cette chercheure, préserver autant que possible l'ancien en y greffant du neuf dans ses parties les moins stratégiques.

De même, l’armée a recouru à la cooptation afin de diviser et de fragmenter aussi bien les mouvements islamistes que la dissidence kabyle. La grande muette s'est ainsi évertuée au fractionnement des groupuscules, s'attaquant à leur faible leadership et exploitant à son avantage le culte de la personnalité qui les caractérise et que l'on retrouve chez des partis comme le Hamas en Palestine et Ennahda en Tunisie.

Mythe d'un Etat providence

Depuis l'indépendance vis-à-vis de la France en 1962, les dirigeants algériens se sont servis de la rente pétrolière pour préserver le «mythe de l'État» providence, tout en maintenant une oligarchie politique et économique.

Dans son ouvrage, Miriam Lowi a une théorie très convaincante concernant «les pays exportateurs de pétrole». En effet, elle se range du côté des tenants du modèle d'État rentier et du structuro-fonctionnalisme qui est justement le cas typique de l'Algérie. En effet, ce pays est, par excellence, un laboratoire pour ceux qui voudraient étudier la bureaucratie wébérienne avec les structures informelles et les dysfonctionnements qui peuvent en résulter.

Mais au-delà de ces problèmes évidents de mal-gouvernance, le pétrole algérien lui pose un grand problème à cause de la gabegie. Pour Miriam Lowi, les dirigeants algériens ne sont pas comptables de leur mal-gouvernance vis-à-vis des entreprises qu’ils gèrent. Leurs prises de décisions de manière trop autonome et leurs comportements irrationnels les mènent sans cesse à des difficultés financières.

La pauvreté des élites

En se focalisant sur les «moments critiques», Lowi attribue l'instabilité de l'Algérie au cours des deux dernières décennies à l'effondrement des cours du pétrole en 1986. La baisse de la rente a conduit l'accentuation de la demande sociale et à l'avènement d'un FIS de plus en plus populaire. C'est ce qui a poussé le président Chadli Bendjedid à esquisser l'organisation d'élections multipartites, ce qui a entraîné l'instabilité qui a suivi jusqu'au coup d'État de 1992. Après quoi, les chefs militaires ont sévèrement réprimé les anciens membres du FIS et de nouveaux combattants islamistes, finançant même des milices civiles anti-islamistes.

Selon l'auteure de Algérie, 1992-2002: Anatomie d'une guerre civile, la violente répression qui a eu lieu n'a fait qu'augmenter le nombre de combattants islamistes qui est passé entre 2.000 et 4.000 en 1993 à 27.000 en 1995. En changeant de tactique, les élites politiques ont essayé de coopter des milices déjà fragmentées et polarisées au sein de la société.

Ils ont incorporé les partis islamistes, et accordé l'amnistie à l'ancienne guérilla dans le cadre d'un processus de paix et de réconciliation, encourageant les Algériens à «pardonner et à oublier». Par un jeu de cooptation, l’opposition a été divisée et empêchée de faire des mobilisations de masse.

Mais, si l'Algérie a réussir a reconstruire son autocratie, c'est aussi et surtout grâce à une bouffée d'oxygène financière venant des institutions internationales. Avec un prêt de 20 milliards de dollars du FMI en 1994, les gouvernants ont réussi à entretenir les réseaux clientélistes et à conserver l'apparence d’État providence. Avec la flambée des prix du pétrole des années 2000, les dirigeants disposaient d'une rente confortable, permettant de satisfaire la demande sociale; tout en bridant l'opposition.

Miriam Lowi conclut que les décisions prises par les présidents Zéroual et Bouteflika au moment critique de la guerre civile algérienne ont été essentielles à la réémergence de l'État totalitaire algérien. Le processus de momification se poursuit, irréversible...

De nombreux contextes structurels préexistants

Certes, la réunion d’acteurs politiques puissants est une variable souvent négligée. Son analyse demeure nécessaire, selon cette chercheure, mais néanmoins insuffisante pour comprendre la réémergence de l’État algérien. Plus que tout, les forces structurelles exogènes, bien au-delà de la simple présence des élites algériennes ont créé des conditions favorables pour la reproduction d'un régime militaire. Il existe en Algérie de profonds clivages dans la société qui ont leurs racines dans 130 ans de colonisation française.

De cette manière, Lowi reprend à son compte l'argument que brandissent souvent les Algériens pour expliquer leur retard, argument selon lequel les Français ont institutionnalisé un système de discrimination dans les domaines civil, fiscal, juridique et politique, favorisant les juifs et les kabyles au détriment de la population arabe.

Cette situation aurait conduit à la polarisation et à l'atomisation des centres de décision au sein du peuple algérien. «Le recours à la force, le déni de la diversité et l'étouffement des débats» faisaient déjà partie de la vie politique avant l’indépendance et ont contribué à forger l'aspect militariste et autoritaire de l'Etat.

Plus récemment, lors de l’instabilité créée par la crise pétrolière de 1986, les dirigeants algériens ont énormément bénéficié de conditions internationales favorables, qui ont permis la reconstitution du pouvoir et la réémergence de l’État autoritaire algérien. Sans le prêt de 20 milliards de dollars du FMI de 1994, l'État n'aurait pas été en mesure de maintenir les réseaux clientélistes et de réprimer l'opposition. Il aurait facilement pu perdre le contrôle de la guérilla islamiste.

Cependant, des forces extérieures structurelles qui ont précédé la naissance de la Nomenklatura actuelle, telles la domination coloniale avec ses institutions bien établies, ont contribué à résorber le conflit armé. A cela s'ajoute l'effet des cours de plus en plus élevés du pétrole et le soutien financier et politique d'acteurs internationaux.

L'invention du Polisario

Concernant les relations avec le Maroc, mais sutout la création de la rébellion du Polisario. Miriam Lowi est formelle, c'est pour rester au pouvoir, détourner l'attention et conserver ses privilèges, en d'autres termes "se momifier", que l'armée algérienne a inventé le Polisario.

Il faut analyser les discours de l’ancien Président Boumediène pour comprendre comment et pourquoi il a inventé l’idée du Polisario de toutes pièces. En décryptant ses discours auxquels il est désormais facile d'avoir accès,on découvre que la propagande sur l'autodétermination a été un prétexte pour envisager une expansion de l'Algérie sur le Sahara marocain. Ainsi, la milice du prétendu Polisario n'est qu'une création de toute pièce du régime militaire d'Alger.

En décryptant ces discours avec la théorie développée par Ferdinand de Saussure, linguiste suisse, Miriam Lowi montre ici que la parole du président Boumediène était annonciatrice d’un conflit, le sens exact voulant dire que cette guerre opposait deux entités disctinctes. C'est ce que révèle la connotation de ses discours, souligne cette chercheure. «En les analysant sur leur fond, notamment au niveau de la connotation, nous observons que Boumediène reconnaît qu'il s'agit d'une "guerre entre frères"», déclare Miriam Lowi.

La théorie développée par le sémiologue français Roland Barthes, pour sa part, a permis à la chercheure de révéler que Boumediène tentait de dérouler l'utopique plan de Gamal Abdel Nasser, visant à renverser toutes les monarchies de la région MENA. D'abord incapable de réaliser ses ambitions de créer le chaos au Maroc depuis les années 60, la seule alternative restante, pour le régime algérien, souligne Miriam Lowi, a été de créer ensuite le Polisario.

L’approche qualitative adoptée par Lowi pour expliquer le processus de construction de l’État algérien et son autoritarisme va à l’encontre du cadre populaire des modèles des États riches en ressources et constitués de rentiers. Pour le cas algérien, elle rejette donc l'idée selon laquelle c'est le pétrole qui détermine le contexte politique et le type de régime.

Au contraire, c’est la manière dont les dirigeants utilisent ces rentes qui donne au régime sa nature. En concentrant ses recherches sur les «périodes critiques» de l’histoire de l’Algérie, Lowi a réussi à mettre en évidence le rôle des élites politiques et leur comportement. Miriam Lowi est ainsi arrivée à la conclusion que ces élites politiques ont une grande responsabilité dans la perpétuation des régimes autoritaires.

Professeure Miriam Lowi, enseigne les sciences politiques à The College of New Jersey. Originaire du Canada, plus précisément de Montreal, elle est diplômée en Histoire et Economie à l'Université McGill de Montreal, avant d'entrer à la prestigieuse université de Princeton. 

Son domaine de recherche et d'enseignement concerne la Politique dans le Moyen-Orient, et l'Economie politique comparative en matière de développement. Elle est l'auteure de plusieurs articles ou ouvrages sur le pétrole et l'instabilité Algérie et sur la rareté de l'eau dans la région MENA et les conflits qui pourraient en découler. 

Par Mar Bassine Ndiaye
Le 19/10/2018 à 09h52, mis à jour le 19/10/2018 à 09h54