Au sommet de l'armée algérienne, il y a tout sauf de l'entente. Tous les moyens sont bons pour réveiller les vieux démons chez les frères d'armes qui n'hésitent pas à étaler sur la place publique leurs inimitiés. Cette fois, tout est parti d'une banale pétition mise en ligne par les enfants de Mohamed Médiène, l'ex-chef du Département de renseignement et de sécurité (DRS), qui fut pendant 25 ans le puissant service secret algérien. Les médias réputés proches de certains généraux, notamment Khaled Nezzar, mais aussi beaucoup d'autres actuellement sous les verrous, s'en sont donnés à coeur joie.
"Nous demandons la libération du détenu politique et d'opinion le général de corps d'armée à la retraite, et ancien Moudjahid, Mohamed Mediene, connu sous le nom de général Toufik, agé de 79 ans, qui a été condamné à 15 ans de prison par la justice militaire pour avoir répondu à une invitation afin de donner son avis sur la situation de crise politique que traversait le pays", écrit Sid Ali Médiène dans la lettre-pétition signée par les filles du général Nassila et Sabrina.
On passera sur Toufik, "détenu politique et d'opinion". D'autres se feront des gorges chaudes du sens de l'humour de nos voisins de l'est. Car le plus important est ailleurs.
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L'occasion était trop belle pour les généraux mis à l'écart pour troubler, par le biais des médias, le sommeil d'Ahmed Gaïd Salah, défendant au passage Toufik.
On peut lire par exemple que l'affaire ayant conduit à la condamnation du général Mohamed Médiène a été montée de toutes pièces par Gaid Salah qui l'avait dans le viseur depuis la maladie de Bouteflika en 2013.
La presse acquise au général Nezzar, ancien ministre de la Défense de 1990 à 1993, n'a pas raté Ahmed Gaïd Salah, accusé d'avoir "actionné l’ancien secrétaire général du FLN, Amar Saadani, et l’ancien député Baha-Eddine Tliba pour mener une campagne enragée" contre Mohamed Médiène.
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On assiste ainsi à un déballage dans les médias qui n'honorent sans doute pas la mémoire de l'ex-vice-ministre de la Défense accusé "d’animosité viscérale et vengeresse" par Khaled Nezzar.
Par exemple, Ahmed Gaïd Salah n'avait pas hésité à fermer "une salle de sports dans laquelle l’ancien patron du DRS avait pour habitude de faire de l’exercice physique". Il avait aussi interdit "aux éléments de l’ex-DRS d’accéder au siège du ministère de la Défense nationale par l’entrée principale".
Ce règlement de compte avec l'ex-homme fort de l'Algérie est l'occasion de rappeler qu'il en voulait au général Toufik pour s'être rapproché de Saïd Bouteflika afin de négocier une transition sans lui, alors que ses plans ont toujours été de maintenir Abdelaziz Bouteflika, notamment grâce à un cinquième mandat.
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Khaled Nezzar en veut également à Ahmed Gaïd Salah qui, "pour des raisons personnelles", s'est acharné contre "ses collègues" et "ses anciens chefs", un terme qui renvoie directement à lui qui était ministre de la Défense au début des années 1990.
Evidemment, la justice militaire non plus ne sort pas indemne de cet étalage. On l'y accuse d'avoir été à la solde de l'ex-homme fort de l'Algérie, notamment pour avoir avalisé l'argument du "complot contre l'Etat" qui fut "un abus de pouvoir flagrant". Les porte-voix de Khaled Nezzar ont aussi rappelé les nombreux "officiers de haut rang arbitrairement condamnés et emprisonnés sur injonction directe de l'ancien chef d'état-major de l'armée".
Si une pétition, somme toute banale, appelant à la libération d'un père donne l'occasion aux généraux mis à l'écart par Ahmed Gaïd Salah d'étaler sur la place publique les faits d'arme de leurs collègues, c'est que le malaise doit être bien grand dans la grande muette algérienne.
Le site d’information connu pour sa proximité avec le général Khaled Nezzar, actuellement en exil, enchaîne les explications. Que Toufik "a été condamné dans une affaire montée de toutes pièces par l’ancien chef d’état-major de l’armée (Ahmed Gaïd Salah, ndlr) ". Que ce dernier voulait se "venger d’un rival".
"Rival"? Le mot est lâché. Car, la vraie raison de son incarcération est que pendant 25 ans, le général Toufik, que ses compatriotes surnommaient à juste titre "Rab Dzair", littéralement le "Dieu de l’Algérie", était à la tête de l’un des trois piliers du pouvoir, le Département du renseignement et de la sécurité (DRS), à côté de la présidence et bien sûr de la grande muette.
Ce seul sobriquet en dit long sur qui il était. De 1990 à 2015, il a fait et défait tout en Algérie: partis politiques, presse, adversaires comme partisans du régime, hommes d’affaires, syndicats…
Né des cendres de l'ancienne sécurité militaire dissoute dans les années 1980, le Département du renseignement et de la sécurité a fini par devenir une véritable Gestapo que les circonstances des années noires ont rendu utile pour le régime afin de mettre hors d'état de nuire les islamistes.
Selon plusieurs analystes, les officiers de l'armée devraient prêter allégeance à leurs collègues des services du renseignement qui influençaient leur carrière grâce à leurs rapports de moralité, voire de compétence. Les politiques aussi ont dû se résoudre à accepter cette puissance bien réelle, même si elle ne tenait à aucun texte.
Par conséquent, le DRS est devenu une vraie force politique qui a fini par se situer bein au dessus de l'Institution militaire, qui devait pourtant lui être hiérarchiquement supérieure. Un état de fait qui ne tenait qu'au génie de Mohamed Médiène.
Le pays entier, y compris la présidence de la république et l’institution militaire, avait peur autant du démiurge qu’il était devenu que de sa création, le DRS. Car, c’est par ce dernier que le pouvoir réel était exercé grâce à la surveillance de l’ensemble des acteurs.
Se débarrasser de lui en 2015 a été une vraie gageure. Il a fallu démanteler entièrement les services secrets, en créer de nouveaux et les rattacher finalement à la présidence de la république, sans avoir l’assurance qu’on avait bien coupé toutes les têtes de l’Hydre. Beaucoup pensaient qu’il avait maintenu tout un réseau d’information capable d’influer sur les cercles du pouvoir.
Quand, en avril 2019, Abdelaziz Bouteflika a enfin rendu le tablier, Ahmed Gaïd Salah savait ce qui lui restait à faire. Se débarrasser de Mohamed Médiène.
Oui, c’est bien cette rivalité qui vaut à Rab Dzaïr de se retrouver à la prison d’El Harach où il purge une peine de 15 ans de prison. Il pourra se remémorer ses faits d’armes ou commenter les ravages du Covid-19 en compagnie d’autres généraux, jetés derrière les barreaux. A moins que le règlement de compte qui fait rage actuellement dans l’armée algérienne ne soit plus ravageur que l’épidémie. Un signe qui ne trompe sur l’implosion sous-jacente : la revue de l’armée algérienne "El Djeïch" met en exergue dans son dernier numéro la "cohérence totale" entre Abdelmajid Tebboune et son armée. Cette osmose proclamée entre un chef d’Etat et son armée n’augure de rien de bon dans les jours qui viennent.