L'éthiopienne Aida Muluneh, en quête d'une photographie africaine

Oeuvre d'Aida Muluneh, The Wolf We Feed, "Le Loup que nous nourrissons"

Oeuvre d'Aida Muluneh, The Wolf We Feed, Le Loup que nous nourrissons . DR

Le 15/12/2016 à 14h17, mis à jour le 15/12/2016 à 14h49

Entre les piles de papiers et les tasses de café froid à moitié vides qui jonchent son bureau à Addis Abeba, la photographe Aida Muluneh fume cigarette sur cigarette et peste contre ses collègues étrangers, auxquels elle reproche de faire la part trop belle aux maux de l'Afrique.

Éthiopienne de la diaspora rentrée au pays il y a neuf ans, cette photographe accomplie de 42 ans, récompensée par plusieurs prix, s'est fixé pour but de promouvoir un regard africain sur l'Afrique. Elle a fondé à cet effet le festival Addis Foto Fest, dont la quatrième édition s'ouvrait jeudi dans la capitale éthiopienne.

Jetant un regard sur le quartier animé de Sidist Kilo par la fenêtre de son bureau, au troisième étage d'un immeuble, elle raconte comment elle tente de développer une culture photographique dans son pays, et dit rêver d'une Ethiopie où sortir un appareil photo ne serait plus considéré comme une atteinte à la sécurité nationale. Lors de son enfance passée au Yémen et au Canada, Aida Muluneh a cultivé la nostalgie d'une Ethiopie quittée à l'âge de cinq ans. Aujourd'hui, elle fait partie des artistes africains les mieux cotés.

Top 20 des Africains les mieux cotés sur le marché de l’art

Elle apprend la photographie aux États-Unis, aux côtés de photographes noirs américains. Elle entre ensuite au Washington Post "obsédée", dit-elle, par l'Afrique, et agacée de voir l’Éthiopie toujours ramenée à la famine des années 80.

Quand elle rentre en Éthiopie, après 28 ans d’absence, elle trouve un pays en pleine mutation, "coincé entre le passé, le présent et l'avenir", entre les nombreuses crises alimentaires et le tramway flambant neuf, le seul d'Afrique subsaharienne, qui serpente entre les luxueux immeubles en construction et les taudis où s'entassent encore la plus grande partie des habitants d'Addis Abeba. "L’Éthiopie offre tout l'éventail de l'humanité, la misère absolue comme la joie absolue, et vous pouvez voir tous ces éléments en l'espace d’une seule journée", dit-elle.

"L'Afrique est traitée de manière injuste", martèle Aida Muluneh, traçant une comparaison avec les noirs américains. "Les images venant des États-Unis quand il s'agit des noirs sont toujours celles de trafiquants de drogue, de proxénètes, de meurtriers". "De la même façon, l'Afrique est toujours présentée par des images négatives, d'Africains affamés et de conflits".

la photographe aux visages peints

Le festival Addis Foto Fest est né de cette volonté de rapprocher les photographes noirs américains et africains, et d'inciter les photographes éthiopiens à s'approprier le récit de leur pays. "Nous n'avons pas besoin que des photographes étrangers viennent nous raconter notre histoire", s'emporte-t-elle en feuilletant quelques images de son travail à Lalibela, site touristique emblématique de l'Éthiopie avec ses églises taillées dans la roche.

Ses photos en noir et blanc mettent en exergue des détails de la vie quotidienne. Des intérieurs, des visages, des gestes pris sur le vif. Un de ses travaux les plus populaires, la série de portraits Painted Faces, met en scène de jeunes femmes africaines, visages peints en bleu, blanc ou rouge vif. Les modèles deviennent des sujets artistiques, plutôt que d'être réduits à leur "africanité".

"Une grande partie de mon travail consiste à effacer le temps et l'espace. Je regarde l'universalité. Je veux penser le continent de manière différente", explique t-elle.

Permis pour l'imagination débordante

Mais en Ethiopie, Aida Muluneh se heurte à l'absence de culture photographique, largement réduite aux photos de mariage. D'autant que dans un pays autocratique et bureaucratique, les photographes sont souvent traités avec hostilité. "La photo est vue avec suspicion", explique-t-elle. "Je peux photographier un simple mur et quelqu’un viendra me demander pourquoi je prends ce mur en photo".

Lorsqu'elle envoie ses étudiants à Mercato, le plus grand marché à ciel ouvert d'Afrique, les jeunes photographes se font rudoyer par des commerçants ou harceler par la police. "Il faut des autorisations pour tout. Et celle donnée par le ministère de la Communication n'est pas reconnue par la police. Cela n'a pas de sens". Cette année, l'organisation du festival est compliquée par l'état d'urgence en vigueur dans le pays depuis deux mois. Certains lieux ont refusé d'accueillir des expositions par crainte d'être associés à des activités politiques. Les partenaires financiers sont rares et les tirages photos doivent être imprimés à Nairobi.

Il n'empêche. Les photographes éthiopiens sont de plus en plus nombreux: en 2010, ils n’étaient que quatre à participer à Addis Foto Fest, contre une trentaine cette année. "La visibilité internationale s'accroît", assure Aida Muluneh. "Je vois les talents se développer. On a bien avancé, pas seulement en Ethiopie, mais sur tout le continent."

Par Le360 Afrique (avec AFP)
Le 15/12/2016 à 14h17, mis à jour le 15/12/2016 à 14h49