«J'ai réalisé un rêve en achetant cette péniche, je l'ai aménagée pour accueillir mes petits-enfants et y passer mes derniers jours», raconte à l'AFP l'écrivaine Ahdaf Soueif.
Mais bientôt le Nil pourrait ne plus bercer ces maisons perchées sur des caissons en métal le long du quartier populaire d'Imbaba face à la très chic île de Zamalek.
Déjà, certaines ont été emportées car les habitants ont reçu le 20 juin un ordre d'expulsion sous deux semaines, sans proposition de relogement ou de dédommagement.
Elles pourraient être remplacées par cafés, hôtels et restaurants bien plus rentables pour l'armée, toujours aux commandes en Egypte depuis la fin de la monarchie et en position dominante dans les domaines de l'aménagement et des infrastructures.
«J'ai vendu mon appartement, mon père sa voiture et nous avons utilisé les indemnités de départ de mes deux parents retraités», raconte à l'AFP Manar, ingénieure de 35 ans, qui a ainsi pu acheter sa péniche il y a quatre ans.
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Aujourd'hui, elle a l'impression d'avoir tout perdu: «les gens des bidonvilles ont été relogés, l'Etat a déplacé des tombes quand il a construit une route à travers un cimetière et pour nous, rien».
Son sort et celui de ses voisins a ému et, fait surprenant en Egypte, les talk-shows habituellement fervents partisans du président Abdel Fattah al-Sissi, ont pris leur parti.
Ces bateaux sont surtout depuis les années 1950 le décor de la sérénade du crooner égyptien Abdel Halim Hafez dans le film «Ayam wa Layali» ou des discussions enfumées des «Dérives sur le Nil» du Nobel de littérature Naguib Mahfouz.
Politique du bulldozer
L'alarme est donnée en 2020 quand le gouverneur du Caire annonce «suspendre les autorisations de stationner des péniches».
Depuis, les habitants sont restés sans nouvelles. Jusqu'à l'ordre d'éviction qui ne leur laisse, dit l'un d'eux, «pas le temps de déposer un recours en justice».
Et surtout, l'Etat leur réclame des arriérés pour le stationnement, la concession du dock et l'immatriculation entre 40.000 et 50.000 euros, soit 20 fois plus que ce qu'ils payaient.
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Aymane Anouar, patron de l'Autorité du Nil au Caire, assure qu'ils ont été prévenus: «en 2020, l'Etat a interdit l'utilisation de péniches comme habitations car elles ne donnent pas une image civilisée et polluent le Nil», affirme le haut fonctionnaire dans un talk-show.
«Nous n'avons pas été assez informés, c'est en écoutant Anouar à la télévision» que Mme Soueif déclare avoir compris son unique alternative: transformer la péniche en local commercial.
«A mon âge, me reconvertir en gérante de café? C'est une expulsion qui ne dit pas son nom», répond-elle.
Les militants dénoncent un manque de concertation avec les habitants comme lors de démolitions précédentes, à Boulaq et Maspero, près du centre-ville.
Si la politique du bulldozer a commencé dans ces quartiers informels pauvres, avec les péniches ce sont des familles plus aisées qui font les frais des grands travaux d'aménagement.
"Perdu d'avance"
Auparavant parsemée de cafés où toutes les classes sociales venaient siroter un thé pour quelques livres, la corniche du Nil est un des rares espaces publics où échapper au vacarme de la mégalopole de 20 millions d'habitants.
Sur l'autre rive, la «promenade du peuple égyptien" compte, aux côtés de la «nouvelle capitale» qui sort des sables à 50km du Caire, parmi les «méga-projets» voulus par l'ancien maréchal Sissi et pilotés par l'armée.
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«C'est une catastrophe: chaque centimètre carré doit être rentable, il n'y a plus d'espace public, les gens ne peuvent plus être dehors sans payer», déplore Mme Soueif.
Le gouvernement assure pourtant que cette promenade -avec «marina, théâtre à ciel ouvert, cafés et restaurants»- va «garantir l'accès du public au Nil».
Pour Awad, sur sa péniche avec femme et enfants depuis 25 ans, «un mètre carré de berge en location commerciale, c'est 1.000 livres, donc ils préfèrent louer à des cafés qu'à nous, pour gagner plus d'argent».
«C'est dramatique car c'est un morceau du patrimoine du Caire qui a vu passer le roi Farouq, Oum Kalsoum et Mounira Mahdia», la plus grande chanteuse d'Egypte de l'entre-deux guerres, déplore le sexagénaire.
«C'est perdu d'avance: même devant le Conseil d'Etat, c'est l'Etat donc on ne peut rien faire, on nous dit que c'est une décision venue de tout en haut», dit-il en pointant le ciel.