«On attend les chargements de manioc, présentement mes mains me démangent… » Juliette Assi, la quarantaine passée, qui s’impatiente devant le retard pris par sa cargaison de manioc sur un ton amusé. Nous sommes au cœur du marché Gouro de Yopougon Banco 2, à Abidjan. Cet espace en plein air dont on accède par une ruelle grouillante d’activités est reconnaissable parmi mille. L’odeur forte de manioc fermenté et de l’amidon, ce résidu de la pâte du tubercule embaume l’air.
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Des hangars dressés de part et d’autre et alignés en file indienne servent de lieu de stockage du manioc. Des tas blanchâtres sont superposés en forme de pyramide dont la hauteur ne dépasse pas 1,5 mètre. Tout autour des femmes s’affairent. Certaines épluchent le tubercule pour laisser apparaître un bel aspect tout blanc. Découpé en grand morceaux, le tubercule est ensuite lavé dans une grande bassine d’eau. Il est aussitôt pris en charge par d’autres femmes qui transportent le manioc immaculé dans des bassines à même la tête, direction le moulin tout proche.
Broyage du manioc avant fermentation
Le léger bruit qui s’entendait au loin se fait plus assourdissant. On est dans l’antre de Kouassi. L’entrée du petit magasin est obstruée par une file de femmes attendant leur tour, chacune précédée par sa bassine de manioc.
L’air y est lourd, chargé d’humidité et d’une forte senteur à la limite du supportable, du moins pour ceux qui n’y ont pas leurs habitudes. Il faut ajouter à cet environnement la détonation fort désagréable du vieux moteur du moulin.
Kouassi y renverse les bassines de manioc (auquel est ajouté un mélange de manioc fermenté et d’huile de palme), récupère ensuite la pâte et la remet à nouveau dans le moulin, pour en ressortir une pâte plus conforme «au cahier de charges» des bonnes dames. La pâte est recueillie cette fois dans un sac initialement destiné au riz et d’où dégouline un liquide également blanchâtre, l’amidon. Kouassi récupère d’une main quelques pièces de francs CFA, et passe à la suivante sans perdre de temps.
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Les sacs sont entreposés sous les hangars jusqu’au lendemain le temps de leur fermentation. Ils sont superposés dans un pressoir manuel où, pris en étau, ils laissent à nouveau s’écouler le liquide blanchâtre. Quelques heures après, la pâte essorée subi un processus de malaxation qui laisse apparaître des petits grains. La semoule prend forme. Puis vient le séchage à l’air libre et au soleil. «C’est une étape importante qui dépend du temps», explique Juliette. Bien séché au vent, les petits grains sont tamisés pour en extraire les fibres et autres impuretés.
Enfin l'heure des senteurs et de l'inimitable saveur
De là, l’on passe à la phase finale, la cuisson qui se fait à la vapeur, au bois de chauffe. «Quand c’est cuit, commente Juliette, il exhale tout son parfum. C’est en ce moment précis, dès qu’il sort de la cuisson, que déguster l’attieke devient un régal», commente notre interlocutrice qui souligne qu’elle va produire de l’ «Abodjama». C’est le top de la qualité de l’attiéké qui se caractérise par des grains plus gros. «Il y a plusieurs variétés qui dépendent du type de manioc qu’on achète», explique celle dont l’œil expert ne quitte jamais les dames qui s’activent autour des fourneaux. Il faut trois jours en général, par temps ensoleillé, pour partir de l’épluchage du manioc à l’attiéké prêt à déguster.
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Cette activité qui est traditionnellement réservée aux femmes n’en est pas moins exigeante et pénible. «Vous voyez que tout se fait à la main de sorte qu’il faut suffisamment de main-d’œuvre pour la production» soutient Juliette qui travaille avec cinq «sœurs».
En termes de revenu, il faut dire que les affaires marchent plutôt bien. «On peut avoir le double de ce qu’on a dépensé pour acheter la cargaison de manioc, mais il faut compter les dépenses à faire avec toutes ces femmes qu’il faut payer». « Ce qui est sûr c’est qu’on se débrouille», ajoute-t-elle, une expression qui signifie généralement qu’on s’en sort pas mal pour ne pas révéler ce que l’on gagne réellement.
Devient hors de portée
Le succès de l’attiéké ne s’est jamais démenti. Dans le pays, il faut compter des dizaines de milliers de femmes, voire plus, qui en vivent. Le mets est produit partout dans le pays, même dans les hameaux les plus reculés, et est l’aliment le plus accessible, voire le repas du pauvre. Mais les temps sont en train de changer. Ces dernières années la baisse d’intérêt des paysans pour le manioc a eu pour conséquence d’impacter la production et cette année l’effet de la sécheresse a été plus aggravant. Des cultures d’exportation comme l’hévéa ou le palmier à huile ont eu la cote dans les régions du sud, zone de production traditionnelle du manioc. Il y a quelques années en effet, la boule d’attiéké de 100 francs CFA (près de 0,2 euros), suffisait pour le repas d’un adulte. Mais il en faut deux aujourd’hui».
Une industrialisation timide
Ces braves dames exercent sur des sites inappropriés sans canalisation adéquat, d’où la forte odeur d’amidon fermenté qui empeste l’endroit. « Il y a des ONG qui ont bien voulu nous aider à industrialiser la production, mais le terrain ne nous appartient pas et malgré les sollicitations auprès de la municipalité, nous n’avons pas eu gain de cause», regrette Juliette qui ne décolère pas de la négligence des autorités publiques.
Quelques unités industrielles de fabrication existent dans le pays, mais elles restent encore l’exception. «Il faut compter 50 à 60 millions FCFA (entre 76.000 et 92.000 euros) pour acquérir une unité de fabrication complète, ce qui est inaccessible pour ces braves dames », indiqué Moussa Dosso, ingénieur agronome.
La Chine à l'affût
L’attiéké originellement produit dans le sud de la Côte d’Ivoire, est aujourd’hui présent dans toutes les régions du pays et au-delà, au Burkina, au Ghana, au Togo, et même en ... Chine. L’Empire du milieu est réputé être le premier producteur mondial d’attiéké. Le géant asiatique, selon certaines sources, aurait succombé au goût du met ivoirien au point d’avoir investi, et dans la culture de manioc, et dans l’industrie. «Même en France, on trouve plus facilement de l’attiéké dans les échoppes tenues par des chinois», nous confie Charles, un Ivoirien vivant dans l’Hexagone.
C’est sûrement l’une des raisons qui ont poussé le gouvernement ivoirien, le 3 août dernier, à lancer le processus de protection juridique de l’attiéké, ainsi que de la procédure de fabrication, afin que l’appellation revienne exclusivement à la Côte d’Ivoire. «On produit l’attiéké dans les autres pays de la sous région mais l’attiéké de Côte d’Ivoire «n’a pas son pareil», se vante Mariam, une employée de Juliette, comme pour revendiquer le goût authentique de l’attiéké ivoirien. «On le fabrique à Ouagadougou mais celui importé de Côte d’Ivoire est le plus prisée et se vend plus cher», confirme Alain Bationo, ressortissant burkinabè.