Dans un contexte marqué par l’incertitude des échanges mondiaux et le resserrement des conditions financières, les économies africaines dites «frontier» (marchés frontières) et à faible revenu se retrouvent confrontées à un dilemme structurel: l’accès aux marchés privés de dette devient à la fois une nécessité vitale et un piège potentiel. Entendez par économies «frontier» ou marchés frontières des pays en transition vers le statut de marché émergent, caractérisés par un accès limité mais croissant aux capitaux internationaux, une liquidité réduite et des fragilités macroéconomiques. Leur statut hybride– entre pays les moins avancés et émergents– les rend sensibles aux chocs externes, comme l’illustrent le Nigeria, la Côte d’Ivoire ou le Kenya.
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Le récent rapport du FMI – Global financial stability report publié en avril 2025 souligne une réalité implacable: malgré des progrès macro-financiers notables, ces pays voient leurs marges de manœuvre se réduire sous le poids de rendements souverains élevés et de risques de refinancement croissants. Comment cette dépendance aux capitaux privés se matérialise-t-elle, et quelles en sont les implications systémiques?
Réformes prometteuses, vulnérabilités persistantes
En 2024 et début 2025, plusieurs pays africains ont connu un répit relatif grâce à des réformes structurelles. Le Nigeria, avec sa libéralisation du marché des changes, ou l’Éthiopie et le Ghana, engagés dans des restructurations de dette, ont bénéficié d’un rétrécissement des spreads sur les euro-obligations.
Entendez par là, une réduction de l’écart (spread) entre le rendement des obligations souveraines émises par ces pays africains sur les marchés internationaux (eurobonds) et celui d’un actif de référence considéré comme «sans risque», généralement les obligations d’État américaines (US Treasuries). Ce qui est un indicateur clé de l’amélioration de leur crédibilité financière sur les marchés internationaux.
Des avancées qui montrent que les ajustements macro-financiers portent leurs fruits, mais ces marchés frontières restent fragiles face aux chocs externes. La Côte d’Ivoire, par exemple, a émis en 2025 la plus grande obligation souveraine d’Afrique, témoignant d’une confiance regagnée.
Pourtant, cette embellie masque une réalité sous-jacente, les rendements moyens des obligations souveraines africaines demeuraient élevés avant même les annonces tarifaires faites par Donald Trump le 2 avril 2025.
C’est le lieu de rappeler qu’à la base, le recours aux marchés privés désigne la stratégie des États africains (et autres économies frontières) de financer leurs besoins budgétaires ou de refinancement de dette en émettant des titres de dette (euro-obligations) sur les marchés financiers internationaux, plutôt que de s’appuyer sur des sources de financement traditionnelles et moins coûteuses, comme l’aide publique au développement (APD, USAID, dons ou prêts concessionnels des pays riches ou institutions multilatérales) ou encore les prêts à taux préférentiels octroyés par des institutions comme le FMI, la Banque mondiale ou les créanciers publics du Club de Paris.
Concrètement, ce recours se manifeste par des émissions d’euro-obligations. Dans ce cas de figure, les pays lèvent des fonds en émettant des obligations libellées en devises étrangères (souvent en dollars ou en euros) sur les marchés internationaux. C’est ainsi que le Nigeria et l’Égypte sont retournés sur le marché des eurobonds en 2024-2025 après des années d’absence. Autre exemple, celui de la Côte d’Ivoire, devenue le plus gros émetteur d’Afrique subsaharienne au premier trimestre 2025. Le Maroc a, lui aussi, réussi son retour sur le marché des euro-obligations en réussissant à lever 2 milliards d’euros.
La Tour Mohammed VI de Rabat-Salé. Le 26 mars 2025, le Maroc a réussi à lever 2 milliards d’euros sur le marché international des euro-obligations, en deux tranches : 1,1 milliard d’euros sur 10 ans et 900 millions d’euros sur 4 ans.
Le recours aux marchés privés se manifeste aussi par des instruments financiers complexes. Certains pays, comme l’Angola, utilisent des mécanismes innovants mais risqués (ex. : swaps de rendement total- Total Return Swaps- avec des banques pour obtenir des liquidités en devises).
Troisième cas de figure, le recours aux marchés privés se manifeste par des prêts syndiqués, notamment des emprunts auprès de consortiums de banques internationales, souvent assortis de conditions moins favorables que les prêts multilatéraux.
Pourquoi ce recours est-il «prohibitif» ? Cela l’est pour trois raisons: les coûts exorbitants, l’effet boule de neige, et les maturités courtes. En avril 2025, environ 30% des obligations frontières africaines affichaient des rendements supérieurs à 10%, ce qui correspond à une hausse significative par rapport à environ 20% plus tôt dans l’année, selon une analyse de l’IMF Connect sur les marchés émergents et frontières. Une situation qui reflète un environnement de rendements élevés pour une part notable des émetteurs africains à risque plus élevé.
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En comparaison, les rendements des obligations d’État allemandes à 10 ans sont nettement plus bas, autour de 2,5 à 2,7 % en avril-mai 2025, selon les données de Trading Economics et Bloomberg, avec un rendement de 2,66 % enregistré le 21 mai 2025. Du côté des États-Unis, le rendement des bons du Trésor américain à 10 ans est d’environ 4,2 % à la même période.
Ainsi, la différence est marquée : alors que les obligations souveraines allemandes et américaines offrent des rendements compris entre environ 2,5% et 4,2%, près de 30% des obligations frontières africaines génèrent des rendements supérieurs à 10%, soulignant un risque de crédit plus élevé et une prime de risque importante exigée par les investisseurs pour ces titres, sceptiques sur la capacité des pays à rembourser.
Pour ce qui est de l’effet boule de neige, il faut savoir que ces taux alourdissent le service de la dette, absorbant jusqu’à 30-40% des recettes fiscales dans certains pays (Ghana, Zambie), une pression fiscale insoutenable à moyen terme. Et enfin les maturités courtes: les émissions se font souvent sur 5 à 10 ans (vs 10-30 ans pour les pays avancés), obligeant à un refinancement fréquent dans un contexte volatile.
C’est le lieu de souligner que le recours aux marchés privés est souvent un choix par défaut, lié à la baisse de l’APD comme l’on peut le voire également avec l’USAID (incertitudes budgétaires dans les pays donateurs post-Covid, priorités géopolitiques divergentes), et à l’exclusion des marchés obligataires classiques pour les pays en défaut partiel ou mal notés par les agences de rating.
La conséquence majeure à tout cela est une dépendance structurelle à des financements coûteux, creusant le risque de crises de dette souveraine, comme le résume le FMI : « L’émission de dette à de tels niveaux de rendement pourrait exacerber les vulnérabilités existantes. »
Coûts élevés et échéances massives
La dépendance aux marchés privés se traduit d’abord par une détérioration des termes de financement. Les émissions récentes (Nigeria fin 2024, Égypte début 2025) ont certes permis de lever des fonds, mais à des conditions qui alourdissent le stock de dette. Comme le note le rapport «Historiquement, peu d’obligations frontières ont été émises à des rendements dépassant 10%, en raison des pressions fiscales et de la stigmatisation associée à de tels coupons». Les émissions à haut rendement sont généralement de petite taille et à court terme, limitant leur utilité pour financer des projets de long terme.
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Ensuite, cette dépendance s’articule autour d’un mur d’échéances imminent. D’après le FMI, des pays comme le Gabon, le Kenya ou la Côte d’Ivoire ont certes anticipé une partie de leurs remboursements via de nouvelles émissions, mais les besoins de refinancement sur les trois prochaines années restent colossaux. Un resserrement supplémentaire des conditions financières globales – notamment une hausse des taux américains – pourrait rendre cet exercice périlleux.
Risques en cascade
La dépendance aux marchés privés crée un enchaînement de fragilités interconnectées, amplifiant les chocs externes et les déséquilibres internes. Premièrement, le risque de perte d’accès au marché plane sur ces États africains, car une remontée des rendements obligataires dans les économies avancées (notamment aux États-Unis) rendrait les émissions souveraines africaines de facto invendables, sauf à accepter des coupons dépassant 10%, un seuil historiquement associé à des défauts ou restructurations. Le FMI note d’ailleurs que ces niveaux de rendement «exposent [les pays] à un risque de perte d’accès aux marchés», une situation où les investisseurs refuseraient même de refinancer des dettes existantes, déclenchant une crise de liquidité.
Deuxièmement, cette dynamique alimente un effet de signal négatif. Un financement souverain qui émet à 10 % envoie un message ambigu: soit il est «désespéré», soit les investisseurs doutent de sa solvabilité. Une ambiguïté qui enclenche une prophétie autoréalisatrice: les créanciers officiels (Club de Paris, FMI) retardent leurs soutiens, jugeant le pays «trop risqué», tandis que les investisseurs privés exigent des garanties supplémentaires, creusant le coût de la dette. Le Ghana et l’Éthiopie, malgré leurs progrès en restructuration, subissent déjà ce cercle vicieux.
Enfin, cette dépendance pousse à une financiarisation risquée des stratégies de financement. L’exemple angolais– un total return swap avec une banque internationale– illustre le recours à des instruments complexes, souvent opaques et assortis de clauses cachées (l’engagement de ressources naturelles comme garantie pour sécuriser l’opération, des pénalités en cas de dépréciation monétaire).
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Des mécanismes qui, bien que fournissant des liquidités immédiates, transfèrent des risques disproportionnés aux États émetteurs, comme des pertes financières massives en cas de volatilité des devises ou des matières premières.
Le FMI met en garde contre cette «sophistication fragile», où l’innovation financière masque une précarité croissante des balances de paiements et des réserves de change. Ensemble, ces risques forment un système en boucle: chaque nouveau choc (tarifaire, monétaire, politique) réactive et aggrave les vulnérabilités précédentes, réduisant la marge de manœuvre des États africains.
Le rapport du FMI insiste également sur un facteur aggravant: l’incertitude pesant sur l’aide publique au développement (APD). Si celle-ci venait à diminuer, les pays africains n’auraient d’autre choix que de se tourner massivement vers les marchés privés, accroissant leur exposition aux cycles financiers globaux. Toute réduction de l’APD transforme la dette en pari sur la croissance future– un pari risqué dans un environnement de taux élevés.
En définitive, pour les économies africaines, les marchés privés ne sont ni une panacée ni une malédiction inévitable. Ils représentent un outil de financement indispensable, mais dont l’utilisation requiert une discipline financière extrême et une diversification stratégique des sources de dette. La récente volatilité post-2 avril 2025 rappelle une vérité cruelle: dans un monde multipolaire mais fragmenté, la souveraineté financière se conquiert moins par l’accès aux marchés que par la capacité à en maîtriser les coûts – et à en anticiper les tempêtes.
Financement souverain africain : l’alerte du FMI sur le piège des marchés privés
Eléments clés | Détails |
---|---|
Contexte | - Économies africaines « frontier » (ex : Nigeria, Côte d’Ivoire, Kenya) dépendantes des marchés privés pour financer déficits. - Recours croissant aux euro-obligations, prêts syndiqués et instruments complexes (swaps), avec des coûts élevés (rendements >10 %). |
Enjeux Clés | - Coûts prohibitifs : Rendements élevés alourdissent la dette (30-40 % des recettes fiscales absorbés). - Risques de refinancement : Maturités courtes (5-10 ans) et mur d’échéances imminent. - Fragilités systémiques : Vulnérabilité aux chocs externes (taux américains, volatilité des devises). |
Alertes du FMI | - Cercle vicieux : La dette coûteuse entrave la croissance, compliquant le remboursement. - Risques en cascade : Perte d’accès aux marchés, stigmatisation financière, innovations risquées (ex : swaps angolais). - Dépendance structurelle : Affaiblissement des réserves de change et pression sur les balances de paiement. |
Cas d’étude | - Nigeria : confronté à des rendements élevés et à un refinancement risqué. - Côte d’Ivoire : Exposé à des besoins de refinancement importants et à des coûts de dette élevés. - Kenya : Mur d’échéances imminent et sensible aux chocs externes malgré des réformes structurelles. - Éthiopie : Engagée dans une restructuration de dette, mais confrontée à un cercle vicieux de défiance des investisseurs et des créanciers officiels. - Ghana : En restructuration de dette, avec un service de la dette absorbant jusqu’à 30-40 % des recettes fiscales. - Angola : Utilise des instruments financiers complexes (swaps de rendement total), exposant le pays à des risques de volatilité des devises et des matières premières. - Égypte : Vulnérable à des coûts de financement prohibitifs. - Gabon: Besoins colossaux de refinancement sur les trois prochaines années dans un contexte de taux élevés. - Zambie : Exemple de pression fiscale insoutenable due au service de la dette, malgré des efforts de réforme. - Maroc : Reste exposé aux risques systémiques liés aux marchés privés. |
Source : FMI.