Tout en écornant l’image de la Tunisie en Afrique subsaharienne, les propos de Saied risquent d’avoir des répercussions négatives sur les relations économiques entre la Tunisie et certains pays du continent, notamment ceux de l’Afrique de l’ouest et l’Afrique centrale avec lesquels elle souhaite renforcer ses échanges commerciaux.
D’emblée, il faut souligner que ce n’est pas la décision de la Tunisie de lutter contre l’immigration illégale venant de l’Afrique subsaharienne qui a créé cette situation de malaise, mais bel et bien le discours qualifié de «haineux et raciste» du président tunisien qui a été à l’origine de violences, d’expulsion de logements et d’agressions de Subsahariens, aussi bien en situation irrégulière que régulière, dont des étudiants.
Les retours des migrants rapatriés par certains pays (Côte d’Ivoire, Sénégal, Mali et Burkina Faso) et leurs témoignages ont provoqué un ressentiment anti-tunisien. Certains membres de la société civile des pays ouest-africains ont même demandé le boycott des produits tunisiens, essentiellement alimentaires (pâtes, huiles, beurre, couscous…), produits hygiéniques…
Le boycott alimenté par les réseaux sociaux, où les marques tunisienes sont diffusées, a concerné particulièrement le Sénégal, la Côte d’Ivoire, la Guinée, le Mali et le Burkina Faso.
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Les conséquences du boycott ne sont pas négligeables et semblent inquiéter fortement les hommes d’affaires tunisiens. Une inquiétude qui a été clairement soulignée par le président du Tunisia Africa Business Council (TABC), Anis Jaziri.
«Blocage des marchandises tunisiennes dans certains ports africains, annulation de commandes et même de marchés, campagnes de boycott des produits tunisiens dans certains pays africains, réorientation des malades vers d’autres destinations, retour de dizaines d’étudiants, pourtant en situation régulière, dans leurs pays, annulation de voyage de plusieurs hommes d’affaires subsahariens, annulation de missions, salons, forums... Cela sans parler de la grande inquiétude des milliers de Tunisiens qui travaillent partout en Afrique ! Voilà les constats recueillis auprès des opérateurs économiques par notre cellule de crise durant le weekend», alerte Anis Jaziri sur sa page Facebook, le 5 mars.
En plus des appels au boycott, le président du Tunisia Africa Business Council confirme le blocage des marchandises tunisiennes dans certains ports africains. Pire, il a aussi annoncé des annulations de commandes de produits tunisiens de la part d’opérateurs économiques de certains pays africains. Il explique aussi que ces annulations ont concerné certains marchés gagnés par des opérateurs tunisiens.
Si les échanges entre la Tunisie et l’Afrique subsaharienne sont faibles et tournent autour de 3% de ses exportations et 1,5% de ses importations, les impacts négatifs de cette déclaration pourraient contrarier les ambitions économiques des entreprises tunisiennes sur le continent.
En février dernier, lors de la première Matinale de l’exportation de 2023, tenue le vendredi 17 février au Centre de promotion des exportations (Cepex), le conseiller au développement économique, Chakib Ben Mustapha, soulignait que la Tunisie a la possibilité de faire passer ses exportations à destination de l’Afrique de 3% de ses exportations totales actuellement à 7% en 2027 et 20% à moyen terme.
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Seulement, les annulations de voyages de plusieurs hommes d’affaires, de missions, de salons et forums économiques vont impacter négativement les échanges entre la Tunisie et l’Afrique subsaharienne. Le TABC, qui avait programmé des missions d’affaires au Cameroun et au Rwanda durant ce mois de mars, a été obligé de les annuler, jugeant que la conjoncture ne s’y prêtait pas. Et son président a rendu visite aux ambassadeurs africains à Tunis pour témoigner la solidarité du TABC aux migrants subsahariens.
Outre le volet économique, la Tunisie, qui, grâce à la qualité de ses formations, était, jusqu’à la Révolution, l’une des destinations privilégiées des étudiants subsahariens, risque de devenir encore moins attractive. Déjà, depuis la Révolution, le racisme envers les Subsahariens, devenu plus visible, a poussé nombre d’étudiants à changer de pays.
Avant même les propos du président Kaïs Saied, le nombre d’étudiants subsahariens avait beaucoup chuté en Tunisie. Celui-ci est passé de plus de 12.000 en 2010 à quelque 4.500 en 2017. Une hémorragie qui avait fini par alerter les professionnels du secteur et les autorités sachant que la Tunisie a beaucoup investi pour être une destination d’études pour les Subsahariens.
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Du coup, pour inverser la tendance, les autorités et les professionnels s’étaient engagés en 2017 à tripler le nombre d’étudiants en l’espace de 3 ans. Seulement, la situation n’a pas vraiment évolué et le Covid-19 a donné un coup d’arrêt à l’arrivée de nouveaux étudiants.
Le pire c’est qu’avec la sortie du président, ouvrant la voie à des violences envers les migrants subsahariens, certains étudiants ont préféré immédiatement quitter le pays en pleine année scolaire. Les professionnels craignent que les violences subies par certains étudiants subsahariens n’entrainent tout simplement la perte d’attractivité de la destination. En tout cas, les témoignages des étudiants africains vivant actuellement en Tunisie ne devraient pas encourager d’autres à opter pour la destination afin d’y poursuivre leurs études.
Par ailleurs, en ce qui concerne le tourisme médical dont la Tunisie était devenue presque la première destination africaine des Subsahariens, notamment des ressortissants des pays de l’Afrique de l’ouest et du centre, grâce à la qualité des soins, de la compétitivité des prix pratiqués et du coût de la vie comparativement à ceux des pays européens, des craintes se font sentir chez les professionnels du secteur de la santé qui ont beaucoup investi dans ce domaine et qui organisent souvent des rencontres avec des clients potentiels en Afrique afin d’attirer davantage de touristes médicaux.
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Mais à cause des violences à l’encontre des Subsahariens, certains malades qui avaient programmé un séjour médical en Tunisie dans des cliniques privées ont tout simplement décidé de changer de destination. A ce titre, le président du TABC craint une «réorientation des malades vers d’autres destinations», car le sentiment de méfiance actuel risque de se transformer en une réorientation du flux vers d’autres pays.
Cette crainte est d’autant plus légitime que la Tunisie est concurrencée sur ce créneau par de nombreux pays de la région. Outre le Maroc qui attire déjà de nombreux touristes médicaux venant de l’Afrique subsaharienne, la destination Égypte se développe tout autant.
Mais c’est la concurrence turque qui pourrait plomber encore plus la destination tunisienne grâce à ses avantages concurrentiels indéniables. Outre la qualité des soins et le rapport qualité-prix, la dépréciation de la livre turque et l’existence de liaisons aériennes entre la Turquie et plus d’une quarantaine de pays du continent par le biais de Turkish Airlines constituent des avantages qui risquent de faire mal à la Tunisie. La Turquie a beaucoup tiré profit de cette niche durant la période du Covid-19 en ouvrant plus rapidement ses frontières, contrairement aux pays maghrébins.
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Or, le tourisme médical pèse énormément en Tunisie où il représente près de 45% du secteur touristique. Si les Européens, les Libyens et les Algériens représentent l’essentiel de cette catégorie de clients, il n’en demeure pas moins que celle venant de l’Afrique subsaharienne n’est pas négligeable.
Enfin, la baisse des flux de voyageurs entre la Tunisie et les pays africains risque aussi d’impacter négativement la compagnie aérienne tunisienne, Tunisair, déjà mal-en-point depuis de nombreuses années.
Bref, la sortie du président tunisien ne manquera pas d’occasionner des dommages collatéraux sur l’économie de son pays qui cherche pourtant à se diversifier pour faire face à l’étroitesse de son marché. En conséquence, les hommes d’affaires tunisiens ont pesé de tout leur poids et poussé le président tunisien à l’apaisement. Ces opérateurs économiques ont fait remonter les informations sur les impacts économiques, mais aussi sociaux, des propos de leur président, d’autant plus que les ressortissants tunisien sont, eux aussi, nombreux en Afrique subsaharienne.
Partant, l’apaisement semble désormais la voix choisie par les dirigeants tunisiens qui ont décidé de protéger tous les migrants et aussi de régulariser la situation des nombreux étudiants qui ont du mal à obtenir le titre de séjour, malgré tous les documents en règle.