Crise en Ukraine, inflation et sécheresse: un cocktail qui fait craindre de nouvelles «émeutes de la faim» en Afrique

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Le 14/03/2022 à 17h49, mis à jour le 16/03/2022 à 16h57

Se dirige-t-on vers de nouvelles «émeutes de la faim» en Afrique? La question taraude les dirigeants qui craignent des tensions sociales liées à la flambée inquiétante des prix des produits alimentaires et des carburants, comme en 2008. Plusieurs pays ont pris des mesures pour éviter ce scénario.

«L’Europe et l’Afrique seront très profondément déstabilisées sur le plan alimentaire», dans les 12 à 18 mois à venir, en raison de la guerre en Ukraine, a averti le président français Emmanuel Macron. Si un pays agricole comme la France et qui de surcroît dispose de ressources financières importantes et «illimitées» du fait des tirages qu’offre la Banque centrale européenne (BCE) aux Etats membres en période de crise, comme ce fut le cas avec le Covid-19, s’inquiète, à juste titre d’ailleurs, qu’en sera-t-il pour les pays africains?

Une chose est sûre, la situation alimentaire est déjà inquiétante en Afrique dans le sillage de la flambée des cours et elle le sera davantage si la crise en Ukraine, un «dommage collatéral» diront les Américains, perdure. Mais au niveau du continent, la situation risque de tourner à la catastrophe avec la poursuite de la flambée des cours des hydrocarbures, des produits agricoles, notamment les céréales (blé, maïs…), les oléagineux, et d'autres produits alimentaires (lait, sucre…).

Un cours élevé du baril du pétrole qui induit des hausses en cascades

Elle sera d’autant plus corsée pour l’Afrique qu’elle intervient après deux années de crise sanitaire causée par le Covid-19 qui ont plombé les finances publiques de nombreux pays du continent, affecté certains secteurs productifs à cause des nombreuses restrictions sanitaires (confinement, couvre-feu, fermeture des frontières, etc.) qui ont impacté négativement les ménages. Et il faut également compter avec des sécheresses qui ont touché une majorité des pays du continent en 2021-2022.

Le cours du baril de pétrole a dépassé les 100 dollars, et qui est même allé jusqu’à titiller les 140 dollars avant de baisser à 105 dollars, et a entraîné un peu partout une hausse des tarifs à la pompe et donc des transport. Cette situation a elle-même induit des hausses pour de nombreux produits à cause de l'augmentation des coûts de fabrication et de transport. Ajoutée à cela, la flambée des tarifs des produits agricoles, particulièrement du blé, que certains pays ont été obligés d’acheter entre 485 (Algérie) et 509 dollars (Tunisie) la tonne en spot pour prémunir toute pénurie de blé tendre et donc du pain, et ce sont de très nombreux produits alimentaires qui ont pris l’ascenseur: maïs, pâtes alimentaires, huile, farine, semoule…

Déjà sous haute tension suite à la pandémie du Covid-19 et à divers aléas climatiques (sécheresse, cyclones, inondations…), le monde subit les répercussions de la crise en Ukraine qui a entraîné une flambée des cours des produits agricoles, notamment des céréales, des oléagineux…

Ainsi, l’indice du prix des denrées agricoles assurant l’alimentation de base de la FAO, à fin février 2022, a atteint des niveaux inquiétants. Exprimé en pouvoir d’achat relativement aux biens industriels, le prix de ces matières agricoles a dépassé à cette date les pics atteints au lendemain de la crise financière de 2008-2009 et le record de février 2011, pour rejoindre son plus haut historique, atteint lors de la crise de 1973, lorsque les Etats-Unis avaient imposé leur embargo sur le soja et l’OPEP celui sur le pétrole, en s’établissant à 140,7 points (+3,1 points par rapport au précédent record de février 2011).

Ainsi, l’inflation est aujourd’hui perceptible dans tous les pays africains, à des degrés différents bien évidemment. C’est le cas en l’Egypte où l’inflation annuelle a atteint 10% en février 2022, soit son plus haut niveau depuis mi-2019, selon l’Agence nationale des statistiques (CAPMAS), contre 4,9% à la même période de l’année dernière, et ce, à cause de l’explosion des prix des produits alimentaires. Les prix des légumes, fruits, pain et céréales ont augmenté de 20,1% en février dernier.

En Afrique de l’Ouest aussi les prix flambent. A titre d’exemple, le sac de farine de blé de 50 kg est passé, début mars, de 11.000 à 23.000 francs CFA (35 euros) en Côte d’Ivoire. Cela est aussi valable pour tous les pays de la région qui ne sont pas producteurs de blé et qui dépendent ainsi totalement des importations et donc des cours mondiaux. Malheureusement, ce sont presque tous les produits qui sont concernés: farine, pain, sucre, huile…

Quant aux carburants, leurs prix ont augmenté presque partout, malgré les subventions, exception faite des principaux producteurs de pétrole africains, aggravant la hausse des prix des produits alimentaires à cause du coût du transport.

Et, si au niveau mondial, selon l’Organisation des Nations Unis pour l’alimentation et l’agriculture FAO), l’inflation s’établit à 28% en un an pour les prix alimentaires, en Afrique la flambée est certainement supérieurs du fait des coût de transport, de logistique qui augmentent les prix, d’oligopoles ayant la main mise sur les importations dans de nombreux pays, les spéculateurs sans vergogne…

En clair, la situation actuelle est identique à celle de 2007-2008, sinon encore plus inquiétante. Elle intervient dans un contexte où le continent est frappé par une sécheresse aiguë qui touche plus de la moitié des Etats du continent. Selon la FAO, en Afrique de l’Est, ce sont 13 millions de personnes qui sont menacés de famine.

Réminiscence de la crise de 2008

Pour rappel, en 2007-2008, la crise alimentaire mondiale, qui avait pour cause la forte hausse du prix des denrées alimentaires de base, avait entraîné une instabilité politique et des émeutes dans plusieurs pays africains: Sénégal, Côte d’Ivoire, Ghana, Gabon, Bénin, Niger, Cameroun, Egypte, Afrique du Sud, Burkina Faso, Ethiopie, Mauritanie, Zambie, Namibie, Mozambique, Zimbabwe, Madagascar… Rares avaient été les pays du continent qui n’avaient pas été affectés par ces émeutes. C’est l'Afrique qui avait été la plus affectée, devant l’Amérique latine, attestant la fragilité du secteur agricole africain et sa dépendance vis-à-vis de l’étranger.

En cette date, le prix de la tonne de blé avait atteint les 370 dollars, celui du riz son plus haut depuis 10 ans, le soja son pic depuis 34 ans…

Cette crise alimentaire de 2008 ressemble donc beaucoup à celle qu’on vit actuellement. D'autant plus que la flambée des prix avait également touché les carburants, le cours du baril ayant atteint son plus haut de l’époque à 147 dollars.

Aujourd'hui, à l’instar de 2008, les consommateurs africains voient leurs factures alimentaires exploser, le budget alimentaire représentant une part importante des dépenses des ménages. Conséquence, des tensions sociales sont perceptibles dans de nombreux pays africains. Il faut rappeler que les ressources des ménages ont été mises en rude épreuve par la crise du Covid-19 et les restrictions sanitaires imposées par les autorités (confinement, couvre-feu, fermeture des frontières,…) qui ont laissé des séquelles dont ils n'ont pas encore eu le temps de se remettre complètement.

Les gouvernements mettent en place des mesures pour éviter les «émeutes de la faim»

Ainsi, au Soudan, les manifestations contre le pouvoir militaire sont aussi contre la vie chère. On se rappelle que Omar el-Béchir a été renversé en 2019 suite à la décision de supprimer les subventions sur les produits de base entraînant le triplement du prix du pain et la révolte de la population.

En Tunisie, les pénuries alimentaires se multiplient et inquiètent les autorités. Celles-ci concernent de nombreux produits de première nécessité (farine, semoule, sucre, café, huile…). Des citoyens de Ouled Haffouz, relevant du gouvernorat de Kairouan, ont attaqué un poids lourd et emporté de grosses quantités de semoule et de farine, illustrant les tensions que font naître les pénuries. Pour faire face à cette pénurie de farine, le pays a acheté 125.000 tonnes de blé à un prix record de 509 dollars la tonne.

La situation est d’autant plus inquiétante pour de nombreux pays musulmans, que ces pénuries et hausse généralisée des prix interviennent à quelques jours du début du mois de ramadan, un mois de jeûne qui paradoxalement est aussi celui de grandes consommations de produits alimentaires, notamment au niveau des pays du Maghreb.

Face à cette situation, craignant ces «émeutes de la faim» difficiles à contenir, un peu partout en Afrique, les gouvernements essaient de prendre les devants pour protéger le pouvoir d’achat de leurs citoyens. Plusieurs mesures sont ainsi prises: instauration de prix plafond, suspension des taxes et/ou droits de douane à l’importation, renforcement des contrôles des prix, notamment des produits subventionnés et/ou règlementés...

Globalement, les interventions des Etats portent sur deux leviers: éviter les pénuries et atténuer l’impact de l’inflation. Ainsi, pour éviter les pénuries de certains produits alimentaires, notamment les céréales, des pays ont tout simplement interdit les exportations des produits alimentaires locaux. C’est le cas de l’Egypte qui verra sa facture de blé augmenter de 15 milliards de livres égyptiennes, soit 865 millions d’euros à cause de la hausse des cours. Le ministère du Commerce a annoncé, le jeudi 10 mars, l’interdiction d’expédition de plusieurs articles agricoles de base durant 3 mois. Les produits concernés sont le blé sous forme de grain et de farine, les lentilles, les haricots, les pâtes alimentaires… Premier importateur mondial de blé tendre, l’Egypte est aussi le premier producteur africain de blé et exporte près de 900.000 tonnes de blé dur.

L’Egypte, avec des importations tournant autour de 13 millions de tonnes par an, est durement affecté par la flambée des prix de la céréale. Les autorités égyptiennes ont ainsi relevé leur objectif d’achat du blé local à 5,5 millions de tonnes, contre 4 millions de tonnes prévues auparavant.

De même, en Côte d’Ivoire, les exportateurs doivent désormais obtenir une autorisation préalable des autorités avant toute sortie du territoire des produits viviers: riz local, banane, igname, manioc, maïs et leurs dérivés. Cette mesure vise à «réserver ces produits de grande consommation au marché intérieur, en vue d’assurer un approvisionnement régulier des marchés et de stabiliser corrélativement les prix de ces produits agricoles».

Ces pays en rejoignent d’autres dont le Bénin et le Mali qui ont pris ces derniers mois des dispositions pour limiter la sortie de leur territoire de plusieurs produits agricoles.

Ces mesures d’interdiction des exportations des produits agricoles, particulièrement des céréales et dérivés, visent à assurer la disponibilité de ces denrées alimentaires de grande consommation en consolidant les réserves stratégiques à l’heure du bouleversement agricole mondial dans le sillage de la crise en Ukraine.

Concernant la hausse généralisée des prix, certains pays africains ont aussi pris des mesures pour limiter l’inflation et/ou atténuer son impact. C’est le cas de la Côte d’Ivoire où le gouvernement a adopté, mercredi 9 mars, un décret plafonnant les prix de production et de distribution de 7 produits alimentaires de base pour les 3 prochains mois. Ces produits sont le sucre, la tomate concentrée, le riz, l’huile de palme raffiné, les pâtes alimentaires, la viande de bœuf et le lait. Leurs tarifs seront publiés dans le Journal officiel. De même, les autorités ont actualisé la liste des produits agricoles dont les tarifs sont réglementés. Inchangée depuis 1997, cette liste comprend la farine boulangère, le pain baguette, le poisson, la viande (boeuf, mouton et porc), l’huile de table raffinée et le riz local. Il s’agit d’une mesure phare du gouvernement ivoirien pour faire face aux effets de la flambée des cours des produits agricoles sur les Ivoiriens.

Ces mesures prises par de nombreux pays africains ont un coût énormes pour les budgets des Etats. Ainsi, pour un pays comme le Maroc, la charge des subventions concernant le gaz, le pétrole, les céréales…, va s’alourdir de plus de 15 milliards de dirhams supplémentaires au titre de 2022. C’est à ce prix que le gouvernement pourra maintenir les prix des bonbonnes de gaz ou du pain, et éviter de baisser davantage le pouvoir d’achat des Marocains. D’autres mesures seront prises pour le secteur des transports afin que leurs tarifs soient maintenus à leur niveau et éviter l’effet induit d’une hausse des carburants sur le consommateur final.

Le coût de l’absence de véritables politiques agricoles

Les Africains trinquent à cause certes d’une guerre loin de leurs terres, mais surtout du fait de l’absence de véritables politiques agricoles au niveau du continent. En effet, c’est inadmissible que l’Afrique, qui concentre plus de 60% des terres arables non exploitées et d’importants cours d’eau, continue de dépendre des autres continents surpeuplés et disposant de beaucoup moins de terres pour produire de quoi se nourrir. Les dirigeants du contient ont failli en ne mettant pas l’agriculture au cœur de leur stratégie de développement.

Conséquence, selon la Cnuced -Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement-, en 2020, plus de 80% des produits alimentaires de base (riz, blé, soja, sucre…) absorbés par les pays africains étaient importés. Bon an mal an, la facture alimentaire de l’Afrique tourne actuellement à hauteur de 60,5 milliards de dollars, contre 40 milliards de dollars en 2010 et seulement 7 milliards de dollars en 2000. La dépendance alimentaire s'accroît et beaucoup plus rapidement que l'évolution démographique du continent.

En clair, cette nouvelle crise alimentaire montre que les dirigeants africains, pris globalement, n’ont pas retenu de leçons des «émeutes de faim» de 2008. Et parmi les plus gros importateurs figurent de gros producteurs de pétrole (Nigéria, Angola, Algérie…) et de grands pays miniers (dont particulièrement la RD Congo), assis sur des rentes et qui n’ont aucune vision de diversification de leurs économies.

Mais c’est presque toute l’Afrique qui est concernée par cette faillite agricole. En effet, sur les 54 pays africains, seule une douzaine d'entre eux sont des exportateurs nets de produits agricoles (Côte d’Ivoire, Maroc, Kenya...) avec un solde alimentaire excédentaire. Les effets du Covid-19 et la crise ukrainienne doivent cette fois-ci servir de leçon aux dirigeants du continent. 

Par Moussa Diop
Le 14/03/2022 à 17h49, mis à jour le 16/03/2022 à 16h57