José Garçon, ancienne journaliste au quotidien français Libération, désormais experte auprès de la Fondation Jean-Jaurès, fondation politique française proche du Parti socialiste, spécialiste de l’Algérie, livre une analyse approfondie des évènements et de la situation actuelle que traverse le pays, dans une tribune publiée ce jeudi 11 juillet 2019 dans les colonnes du quotidien français Le Monde.
Elle affirme que pour la première fois, l’armée est contrainte de se mettre à nu et de s'exposer aux yeux de tous comme la véritable et unique détentrice du pouvoir, a contrario de la démarche qui a été la sienne depuis l’indépendance.
Son "chef d’état-major", Ahmed Gaïd Salah, est également devenu "le chef de l’Etat et le chef des renseignements", alors que ces trois fonctions étaient partagées dans le pouvoir, quand bien même l’armée avait toujours dominé celui-ci.
Le mouvement populaire qui a débuté le 22 février dernier dans l'ensemble du pays, n’a certes pas encore obtenu gain de cause, mais on peut lui reconnaître «au moins trois acquis majeurs».
D’abord, les contestataires, «malgré leurs divergences», ont réussi à résister «aux provocations qui cherchent à les diviser en réinstaurant les clivages idéologiques et identitaires, la dernière en date visant à bannir les drapeaux berbères!», s'exclame cette experte.
Ensuite, ayant permis aux Algériens de reprendre confiance, «le soulèvement a consacré le réveil politique d’une société qui se bat et débat, espère et fait preuve d’une vitalité et d’une créativité impressionnantes», indique-t-elle.
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Enfin, un fait passé inaperçu a su retenir l'attention de José Garçon: «le troisième acquis marque un changement décisif dans le fonctionnement du système», explique-t-elle.
Les deux constantes qui avaient permis aux apparatchiks de se maintenir au pouvoir, «depuis l’indépendance en 1962», ont volé en éclats.
Il s’agit, de fait, d’une part, de la «discrétion des chefs militaires proches de la clandestinité» et, d'autre part, de la «capacité à ne jamais laisser les luttes de clans atteindre un point de non-retour».
«Car en précipitant la désintégration d’un système et d’institutions à bout de souffle, le soulèvement l’a laissé adossé sur sa seule et véritable colonne vertébrale: l’armée», explique José Garçon.
En conséquence, Ahmed Gaïd Salah est devenu omniprésent, cumulant de facto «les fonctions de chef d’état-major, chef de l’Etat et chef des services de renseignement».
Toujours selon José Garçon, «la suprématie de l’institution militaire est, certes, un secret de polichinelle dans un pays où tous les gouvernements tiennent leurs charges des miliaires».
Néanmoins, le fait que cette suprématie soit portée en bandoulière uniquement par le chef suprême de l’armée est un fait «inédit».
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«Cette armée-Etat a toujours veillé à se dissimuler derrière une apparence de pouvoir civil», explique-t-elle.
De l’indépendance à la constitution de 1989, c’est le FLN qui lui a servi prétexte, avant qu’un «pluralisme de façade» ne prenne le relais.
Et la spécialiste des question algériennes d'ajouter: «ce théâtre d’ombres aura valu garantie d’impunité à des hauts gradés qui ont veillé à demeurer une société anonyme pour n’avoir jamais à rendre de comptes».
Sauf qu’aujourd’hui, on est passé d'un gang composé de plusieurs associés, d’avant la révolution, à une de société unipersonnelle, où Ahmed Gaïd Salah est devenu le maître absolu.
C’est là, juge José Garçon, un exercice «périlleux pour un commandement qui refuse d’assumer son pouvoir mais entend continuer à en tirer les ficelles –captation de la rente oblige, et volonté d’empêcher la réouverture des dossiers de la "sale guerre" de la décennie quatre-vingt-dix, «l’une de ses hantises».
En plus de la fin de sa discrétion, le fait que Gaïd Salah livre désormais une guerre ouverte à ses adversaires au sein même de l'armée qu'il dirige «consacre l’explosion de l’autre règle d’airain du régime: l’obligation de trouver au final –et quelle que soit la férocité des conflits interclaniques– un consensus, fût-il a minima, entre des clans aux contours mouvants dont les membres testaient leur force, se surveillaient, coopéraient, s’affrontaient, tentaient de renforcer leur pouvoir par tous les moyens et… se neutralisaient», explique José Garçon.
L’arrestation et l’emprisonnement du général Mohamed Médiène, alias "Toufik", qui a dirigé les services secrets algériens pendant un quart de siècle et la détention de son successeur dans les mêmes services de renseignement, Athmane Tartag, alias "Béchir", sont la parfaite illustration de ce tournant.
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Certes, le fait qu’on ait voulu coûte que coûte offrir un cinquième mandat à un «Bouteflika subclaquant», selon les termes employés par cette experte, a révélé l’impossibilité pour les clans du régime de s’entendre.
Cependant, «avec l’emprisonnement du général Mediène et de ses soutiens, c’est toute la digue qui a cédé, publiquement de surcroît, donnant l’impression que "le régime ne survit plus que par amputations successives", pour reprendre une expression de l’opposant Hocine Aït Ahmed», analyse-t-elle.
Pourtant, Ahmed Gaïd Salah, désormais seul face à la rue, continue de faire semblant que «ces bouleversements ne lui imposaient pas une révision déchirante». Le chef d'état-major continue à vociférer, à mesure que les vendredis de manifestations se succèdent, qu’il est arbitre, alors qu’il est l’unique acteur face aux millions de manifestants.
«L’armée finira-t-elle par comprendre qu’il est dans l’intérêt du pays –et de sa propre cohésion– de trouver une porte de sortie?», se demande en conséquence José Garçon.
Et cette experte auprès de la Fondation Jean-Jaurès, de mettre en garde Ahmed Gaïd Salah, sur les colonnes du Monde, contre «tout recours à la violence, dont on entrevoit de plus en plus la tentation».
Car l’armée, elle-même très divisée avec les purges successives depuis juin 2018, n’y résisterait pas, affirme José Garçon.
L’entêtement du chef d’état-major, désormais également chef de l’Etat algérien et chef des renseignements «rend difficile toute prévision», avertit José Garçon, alors que la question du rôle des institutions, y compris celui de l’institution militaire, exige une réponse rapide. Le temps, en effet, presse.