Zones d'ombre sur le report de la visite du Premier ministre français à Alger

Le Premier ministre français Jean Castex.

Le Premier ministre français Jean Castex. . DR

Le 09/04/2021 à 15h22, mis à jour le 09/04/2021 à 15h34

Le Premier ministre français Jean Castex devait entamer une visite à Alger les 10 et 11 avril à la tête d’une importante délégation ministérielle et d’hommes d’affaires. Le report sine die de sa venue dans l'ancienne colonie présente des zones d'ombres, même si Paris évoque le contexte sanitaire.

A Alger, le gouvernement était aux petits soins pour recevoir un hôte de marque, dans un contexte où le président Abdelmadjid Tebboune est toujours en quête de légitimité. Le Premier ministre français Jean Castex devait s'y rendre les 10 et 11 avril 2021 à la tête d’une délégation de huit ministres, ainsi que plusieurs dizaines d'hommes d’affaires et chefs d’entreprises français. A la dernière minute, on annonce le report de ce déplacement qui est visiblement remis aux calendes grecques. Il n'a, pour le moment, pas été reprogrammé.

Selon une déclaration des services de la Primature française, le Comité intergouvernemental franco-algérien, prévu dimanche en Algérie en présence du Premier ministre Jean Castex, est reporté sine die "compte tenu du contexte sanitaire".

Seulement, cet argument semble bien cacher d’autres raisons que les autorités françaises ne semblent pas vouloir évoquer. Si en France la crise sanitaire est réelle, en Algérie, la situation est officiellement sous contrôle avec un nombre de contagions très faible, pour ne pas dire négligeable, selon les donnés officielle, avec quelque 100 cas quotidiens.

Ainsi, derrière l’argument sanitaire, plusieurs indices montrent que les principaux facteurs de ce report de la 5e session du Comité interministériel de haut niveau (CIHN), qui ne s’est pas tenu depuis décembre 2017 en raison du mouvement populaire de contestation (Hirak), sont à chercher ailleurs. 

Une délégation au rabais

Et à ce titre, plusieurs explications sont avancées. D’abord, selon de nombreux médias algériens dont Observ'Algérie, citant le média arabophone El Hiwar, mais aussi français, "la visite du Premier ministre français a été reportée en raison des réserves de l’Algérie au sujet de la délégation, qui ne serait pas à la hauteur de l’importance de l’événement". Une justification qui a première vue est étonnante quand on sait qu'au départ, le Premier ministre devrait être accompagné par une délégation comprenant 8 ministres dont ceux des Affaires étrangères, de la Défense et de l’Economie, en plus d'hommes d’affaires et de chefs d’entreprises.

Seulement, entre temps, les autorités françaises on revu le niveau de la délégation à la baisse. Arguant le volet sanitaire, la délégation française a été réduite à 4 ministres pour une durée d'une journée. Un format diplomatique qui semble avoir déplu à Alger jugeant qu’il n’est pas à la hauteur de la visite. D'autant plus que plusieurs dossiers bilatéraux cruciaux devraient être étudiés durant ce déplacement, censé marquer le réchauffement des relations complexes entre les deux pays.

Par ailleurs, outre ces arguments sanitaires et diplomatiques, l’une des raisons plausibles de ce report pourrait aussi être l’absence de succès des négociations entre Saïd Chengriha, chef d’état-major de l’armée algérienne et son homologue français le général d’armée François Lecointre, en visite en Algérie dans le cadre de la coopération militaire entre les deux pays.

C'est en préambule à la visite du Premier ministre désormais reportée, que le général François Lecointre, a été reçu à Alger jeudi 8 avril par Saïd Chengriha. Ce déplacement non annoncé visait à déblayer le terrain sur l’épineux dossier des essais nucléaires français en Algérie durant la colonisation.

Seulement, la rencontre entre les deux responsables des armées des deux pays ne semble pas avoir abouti aux résultats escomptés du côté algérien, comme le souligne la déclaration de Saïd Chengriha.

"Je tiens à évoquer la problématique des négociations, au sein du groupe algéro-français, au sujet des anciens sites d’essais nucléaires et des autres essais au Sahara algérien, où nous attendons votre soutien, lors de la 17e session du groupe mixte algéro-français, prévue en mai 2021, pour la prise en charge définitive des opérations de réhabilitation des sites de Reggane et In Ekker", a souligné Chengriha, ajoutant qu’Alger attend aussi l’assistance de la France "pour nous fournir les cartes topographiques permettant la localisation des zones d’enfouissement, non découvertes à ce jour, des déchets contaminés, radioactifs ou chimiques".

Or, pour cette 5e session, Alger comptait énormément faire avancer sur ce dossier qui empoisonne les relations entre les deux pays, au moment où certains spécialistes algériens pensent déceler des liens de causalité entre la hausse des cas de cancer et les essais nucléaires français sur la population algérienne.

Le nucléaire empoisonne les relations

En février dernier, c’est le général Bouzid Boufrioua, chef de service du génie de combat du Commandement des forces terrestres (CFT) de l’armée algérienne qui avait appelée la France à assumer ses responsabilités historiques, en évoquant la dépollution des sites des essais nucléaires français effectués en Algérie. Un appel intervenu après que des particules radioactives aient été détectées en France suite à une tempête de sable venant d’Algérie.

Seulement, en France, un obstacle majeur se dresse devant l’ouverture des archives classées secrètes. Il s’agit de l’article 63 de l’Instruction générale interministérielle n°1300 (IGI 1300) relatif au secret de la défense. En effet, la loi française sur les archives du 15 juillet 2008 a créé une catégorie spéciale d’archives qui a trait à tout ce qui touche le nucléaire, les rendant non communicables sans une autorisation spécifique du ministère de la Défense. Celle-ci annonce que "ne peuvent être consultées les archives publiques dont la communication est susceptible d’entrainer la diffusion d’informations permettant de concevoir, fabriquer, utiliser ou localiser des armes nucléaires, biologiques, chimiques ou toutes autres armes ayant des effets directs ou indirects de destruction d’un niveau analogue".

Et si le chef d’Etat-major algérien mentionne publiquement ses demandes à son homologue français, c’est parce qu'il y a un blocage sur ce point crucial dans le dossier mémoriel entre la France et l’Algérie.

Une situation qui suscite le mécontentement des autorités algériennes sachant que les questions sanitaires et environnementales des 17 essais nucléaires réalisés par la France, en Algérie entre 1960 et 1966, ainsi que les déchets nucléaires et non nucléaires devraient figurer en bonne place des discussions de la 5e session du CIHN prévue les 10 et 11 avril, l’Algérie considérant que cette question fait partie des crimes commis par la France coloniale et exigeant réparation.

La France, "notre ennemi traditionnel et éternel"

Enfin, face à ces situations, on comprend mieux la déclaration étonnante du ministre du Travail et de la Sécurité sociale, Hachemi Djaaboub, quelques heures avant l’annonce du report de la visite du Premier ministre français qualifiant la France d"ennemi traditionnel et éternel" de l’Algérie, laissant penser qu’un problème beaucoup plus important est derrière le report que celui annoncé de la crise sanitaire.

Djaaboub, qui intervenait au Conseil de la nation (Sénat) sur le déficit de la Caisse nationale des retraites a eu une réponse inattendue envers la France. "Pour ce qui est du déficit de la CNR, je voudrais dire que toutes les caisses de retraites dans le monde souffrent. Je peux donner quelques chiffres qu’on peut vérifier sur internet. Notre ennemi traditionnel et éternel, la France, a un déficit de 44,4 milliards d’euros dans sa caisse des retraites", a souligné le ministre, dans une déclaration reprise par TSA, tranchant avec les précédentes déclarations du président Abdelmadjid Tebboune qui se félicitait des bonnes relations entre la France et l’Algérie.

De la part d’un ministre du gouvernement de Tebboune, quelques heures avant l’annonce du report de la visite du Premier ministre français, cela montre clairement qu’il y a eu de sérieux couacs.

Par Karim Zeidane
Le 09/04/2021 à 15h22, mis à jour le 09/04/2021 à 15h34