La décision récente de l’Organisation Africaine de la Propriété Intellectuelle (OAPI) de réserver l’appellation «Attiéké» ou «Atchêkê» à la seule semoule de manioc produite en Côte d’Ivoire va faire l’effet d’un séisme dans le paysage agroalimentaire africain. Selon l’information publiée par le Centre d’Information et de Communication Gouvernementale (CICG), un organe gouvernemental de la Côte d’Ivoire chargé de la communication officielle de l’État, sur le portail officiel du gouvernement Ivoirien, «la protection de l’Attiéké est désormais renforcée grâce à son enregistrement en marque collective».
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L’enregistrement en marque collective est une forme spécifique de protection des appellations d’origine pour les produits agricoles et alimentaires. Une marque collective est une marque déposée par une association, un syndicat ou un organisme de contrôle pour identifier des produits ou services provenant de membres de cette entité, et répondant à un ensemble de normes ou règles communes définies. Concrètement, pour l’Attiéké ou Atchêkê produit en Côte d’Ivoire, l’OAPI a procédé à l’enregistrement de cette appellation comme une marque collective au nom d’un regroupement d’opérateurs ivoiriens du secteur. Cela leur confère l’exclusivité d’utiliser ces termes «Attiéké» et «Atchêkê» pour commercialiser leurs produits.
Tout autre produit similaire mais ne respectant pas le cahier des charges ivoirien ne pourra plus légalement être appelé Attiéké ou Atchêkê sur les marchés des pays membres de l’OAPI. C’est donc un moyen de protéger et de valoriser cette spécialité typiquement ivoirienne, en réservant son nom aux seuls produits répondant à un processus de fabrication traditionnel et contrôlé.
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L’annonce du CICG dit que l’OAPI a rendu public le certificat d’enregistrement de marque portant sur l’appellation Attiéké ou Atchêkê. Ainsi, conformément à la réglementation en vigueur, seule la semoule de manioc produite en Côte d’Ivoire est appelée Attiéké ou Atchêkê. «Le présent enregistrement produit ses effets dans chacun des 16 états membres de l’Organisation, hormis la Côte d’Ivoire, à savoir le Bénin, le Burkina Faso, la Guinée, la Guinée Bissau, la Guinée Equatoriale, le Mali, la Mauritanie, le Niger, le Sénégal, le Tchad, le Togo, le Cameroun, la République Centrafricaine, les Comores, le Congo, et le Gabon», explique l’annonce.
Dès lors, aucun autre pays de la région ne peut plus exporter ce mets emblématique du patrimoine culinaire ivoirien sous cette dénomination. Un bouleversement qui sonne comme un revers pour plusieurs nations voisines ayant bâti au fil des années une filière d’exportation florissante de l’Attiéké. Suite à cette annonce, l’on note plusieurs réactions dont celle de l’Office Ivoirien de la Propriété Intellectuelle (OIPI), qui souligne que cela est «un résultat signé Office Ivoirien de la Propriété Intellectuelle, sous le leadership de Dr. Souleymane Diarrassouba, ministre du Commerce et de l’Industrie».
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Parmi les pays les plus durement touchés par cette décision figurent le Burkina Faso, le Togo, le Bénin ou encore le Cameroun. Pour comprendre les tenants et aboutissants de cette actualité, il faut savoir que depuis le début des années 90, une dynamique autour du produit Attiéké est née dans plusieurs pays d’Afrique de l’Ouest et du Centre.
L’Attiéké était jusqu’à récemment et encore maintenant un produit «exotique» des pays comme le Bénin, le Togo, le Burkina Faso. De plus, la diaspora ivoirienne en France, aux États-Unis et en Asie a également contribué à l’exportation de l’attiéké. Importé de Côte d’Ivoire, on ne pouvait le consommer qu’au restaurant ou dans certains maquis ou bien chez des parents ayant l’opportunité d’en ramener de la Côte d’Ivoire.
Dans les années 90, des Ivoiriennes vivant dans les pays voisins et des ressortissantes de ces pays ayant vécu en Côte d’Ivoire se sont réunies pour mettre en place des ateliers de production d’Attiéké. Elles ont adapté le produit en fonction des variétés de manioc disponibles sur le marché (variétés plus ou moins adaptées à la production d’attiéké). Mais leur production était avant tout (et c’est le cas encore aujourd’hui) destinée aux restaurants et maquis, de s’approvisionner par des réseaux d’importation coûteux ne garantissant pas la régularité de l’approvisionnement du produit.
Elles ont aussi développé des réseaux de commercialisation vers les supermarchés, permettant d’atteindre ainsi la sphère domestique des consommateurs. Mais le prix élevé de l’attiéké ne permettait pas l’accès de tous au produit. L’Attiéké était donc essentiellement consommé par une population de niveau social élevé.
Plat d'Attiéké. La semoule est souvent servies accompagnée de sauces riches et relevées.. DR
Une demande émanant des catégories de population moins aisées ou n’étant pas introduites dans des réseaux ivoiriens, est apparue dans les années 90, et avec elle l’émergence d’une «imitation» de l’attiéké sur différents marchés. Au Bénin par exemple, l’on a ainsi vu émerger l’attiéké-gari. Le gari est une semoule de manioc fabriquée à partir de variétés locales moins coûteuses que les variétés de manioc importées de Côte d’Ivoire, utilisées pour la fabrication de l’attiéké type ivoirien. Cela permet à une certaine catégorie de population de consommer de l’attiéké à un prix accessible. Ce produit «d’imitation» ou «produit intermédiaire» a permis une «démocratisation» de la consommation de l’attiéké au Bénin. Certes, ce n’est pas le «vrai» produit, mais il s’en rapproche, la dénomination d’attiéké que les Béninois lui confèrent exprime la proximité des deux produits.
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Au Burkina Faso, l’appellation «Attiéké» réservée à la Côte d’Ivoire sonne comme un coup dur pour les exportateurs de semoule de manioc, notamment pour l’entreprise burkinabè Faso Attiéké, pionnière dans la production et la commercialisation de semoules de manioc fermentées similaires à l’attiéké ivoirien. Créée en 2010 par Wendlasida Florence Bassono/Kaboré, Faso Attiéké emploie 73 personnes dont 63 femmes majoritairement jeunes, avec une production de 7000 tonnes de manioc pour la campagne 2022-2023. Bien que l’entreprise ait remporté plusieurs prix prestigieux, la récente décision de l’OAPI de réserver l’appellation «Attiéké» ou «Atchêkê» aux seules semoules produites en Côte d’Ivoire remet en cause son modèle économique.
Plusieurs pays ouest-africains et du Centre, comme le Togo, le Bénin, ou le Cameroun, ont développé au fil des années une filière d’exportation florissante de semoules de manioc fermentées commercialisées sous le nom d’attiéké, adaptant les variétés locales de manioc. Cette décision de l’OAPI sonne donc comme un revers majeur pour Faso Attiéké et d’autres entreprises similaires, qui ne pourront plus exporter leurs produits sous cette dénomination d’origine ivoirienne. Une manne non négligeable pour plusieurs pays sahéliens en proie à de multiples défis sécuritaires et économiques. L’entreprise Faso Attiéké, fleuron de ce secteur, emploie à elle seule plus de 500 femmes productrices de manioc en milieu rural.
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Au Togo voisin, au bénin, au Cameroun…, la filière fait vivre des milliers de petits producteurs ruraux. Cette nouvelle donne va certainement susciter de vives réactions dans ces pays. Le Cameroun est l’un des principaux producteurs d’Attiéké en dehors de la Côte d’Ivoire. Le pays est réputé pour sa production de manioc et la transformation de ce tubercule en Attiéké. Le Togo est un autre pays où l’Attiéké est produit en quantités significatives. Les agriculteurs togolais cultivent du manioc et le transforment en Attiéké pour la consommation locale et l’exportation. Pour tenter de booster davantage la commercialisation de ses produits faits à base de manioc, Faso Attiéké a lancé en décembre 2023 une plateforme digitale comprenant un site web présenté non seulement comme une vitrine, mais aussi comme un outil de connexion avec la clientèle. Cependant, l’avenir de ce business prospère jusqu’alors est désormais incertain.
Des appellations alternatives
Bien que cette décision de l’OAPI protège le patrimoine culinaire ivoirien, elle soulève des inquiétudes légitimes dans les pays voisins ayant développé une filière artisanale et commerciale autour de l’Attiéké. Les conséquences économiques pourraient être significatives, notamment pour les petits producteurs ruraux qui dépendent de cette activité pour leur subsistance. Face à cette nouvelle donne, ces pays devront envisager des stratégies alternatives, telles que l’adoption de nouvelles appellations mettant en avant l’origine territoriale comme «Semoule du Faso» ou «Couscous de manioc du Togo».
Cependant, une simple re-labellisation pourrait ne pas suffire. Il sera essentiel d’engager des concertations avec les professionnels et les consommateurs afin de choisir des appellations fédératrices et de promouvoir efficacement ces nouveaux produits sur les marchés étrangers. Cette décision pourrait également ouvrir la voie à une diversification en valorisant d’autres mets, comme les semoules de maïs ou de mil. Bien que des tensions commerciales et juridiques soient à prévoir, l’essentiel sera de trouver un équilibre permettant de protéger le patrimoine culturel tout en préservant les moyens de subsistance des populations concernées.
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Dans cette bataille réglementaire et commerciale, c’est en définitive le consommateur ouest-africain, bien au fait des subtiles nuances de goûts et de textures entre l’Attiéké ivoirien et ses déclinaisons voisines, qui aura le dernier mot. Un nouveau chapitre riche en rebondissements s’ouvre dans l’épopée culturelle et économique séculaire de l’Attiéké de manioc en Afrique de l’Ouest et du Centre.
Quid du Garba, du Placali et autres?
Plusieurs personnes, notamment des Ivoiriens, se demandent ce qui est prévu pour le «Garba», un variant de l’Attiéké. « Et l’appellation Garba, a-t-elle été aussi protégée?» s’interroge-t-on. Idem pour l’Abodjama.
Sur le portail officiel du Fonds Agro-industrie (FAI), le fonds des entrepreneurs agricoles du Burkina Faso, on peut lire que l’Abodjama se différencie de l’Attiéké petit grain par son goût et se reconnaît facilement à cause de ses grains plus gros et moins homogènes. D’autres veulent que ces mesures de protection s’étendent à d’autres produits à base de semoule de manioc.
C’est le cas pour Anne-Sylvie Gnabehi, citoyenne ivoirienne: «Je suis ravie de voir enfin la reconnaissance et la valorisation de notre label ivoirien, l’Attiéké. Pendant trop d’années, nous avons négligé ce produit emblématique de la Côte d’Ivoire, pourtant riche en histoire et en culture. L’Attiéké, bien plus qu’un simple aliment, représente notre patrimoine et notre identité. Aussi, le Placali, j’espère qu’on y pensera ! Il est grand temps que nous, en tant que nation, prenions des mesures pour promouvoir et protéger ce trésor culinaire. En valorisant l’attiéké, nous soutenons non seulement nos producteurs locaux, mais aussi l’économie ivoirienne dans son ensemble».
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Parlant du placali, même s’il n’est pas encore à l’honneur, il s’agit d’un mets traditionnel originaire du Bénin et du Togo, pays voisins de la Côte d’Ivoire. C’est également une semoule à base de manioc fermenté, comme l’Attiéké. La préparation du placali suit un processus très proche de celui de l’Attiéké : on pèle, lave et cuit les racines de manioc, on les écrase pour obtenir une pâte, cette pâte est ensuite mise à fermenter pendant 2 à 3 jours. Après fermentation, on émiette et sèche la pâte au soleil pour obtenir les granules. La différence principale réside dans le mode de fermentation. Pour le placali, la pâte de manioc est généralement enveloppée dans des feuilles de bananier tandis que pour l’Attiéké, elle est simplement mise à l’air libre.
Cette différence subtile de méthode apporte de légères variations en termes de goût et de texture. Le placali a généralement un goût un peu plus acide que l’Attiéké. Mais dans l’ensemble, ces deux semoules de manioc fermenté sont extrêmement proches sur le plan culinaire. Elles occupent une place centrale dans les cuisines respectives du Bénin/Togo et de la Côte d’Ivoire.
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Elles sont souvent servies accompagnées de sauces riches et relevées. Le placali et l’Attiéké témoignent des liens culturels forts qui unissent ces pays de l’Afrique de l’Ouest et du Centre autour de la gastronomie à base de manioc. Reste à savoir comment, là encore, le Bénin et le Togo vont réagir si la Côte d’Ivoire engage une procédure de protection ou d’enregistrement en marque collective.