Taux directeurs: entre inflation et relance économique, le difficile exercice d’équilibriste des Banques centrales africaines

Les Banques centrales des 5 premières puissances économiques africaines.

Les Banques centrales des 5 premières puissances économiques africaines. . DR

Le 04/10/2024 à 15h24

Depuis 2022, c’est la première fois que des Banques centrales africaines baissent leurs taux directeurs dont certains avaient atteint des niveaux records. Après les hausses décidées pour faire face aux pressions inflationnistes avec des résultats divergents selon les pays, l’heure est à la baisse de ces taux pour soutenir la reprise des économies. Tour d’horizon des principales économies du continent.

Après le resserrement des politiques monétaires pour juguler l’inflation résultant de la crise du Covid-19 et de la guerre Russie-Ukraine qui ont conduit à la flambée des prix des hydrocarbures et des produits agricoles et alimentaires, l’heure est globalement à la détente sur les taux directeurs, dans le sillage de la désinflation constatée un peu partout en Afrique et à l’échelle mondiale.

Il faut souligner que les taux directeurs sont des instruments clés de la politique monétaire des Banques centrales. Ils influencent directement le coût du crédit, l’inflation et la croissance économique.

Ainsi, les taux directeurs jouent un rôle déterminant dans la gestion macroéconomique et le climat des affaires de chaque pays. Ce faisant, ils doivent être finement ajustés pour équilibrer la maitrise de l’inflation et le soutien à la croissance économique, tout en tenant compte des spécificités de chaque contexte national.

Théoriquement, un taux directeur plus élevé contribue à faire baisser l’inflation, tandis qu’un taux plus bas participe à la faire monter. Toutefois, cela dépend aussi de la facilité de transmission des décisions d’une Banque centrale aux banques commerciales.

Concrètement, les banques commerciales empruntent entres elles pour régler les paiements à la fin de chaque journée. Certaines sont excédentaires, d’autres déficitaires. Et c’est le taux directeur qui détermine les intérêts sur ces prêts. Ces taux influencent à leur tour les taux que les banques commerciales appliquent sur les prêts accordés aux particuliers (consommation, immobilier, automobile…) et aux entreprises.

Ainsi, une augmentation du taux directeur rend le coût du loyer d’argent plus élevé et incite particuliers et entreprises à moins recourir aux emprunts et donc à moins dépenser. Cette option a pour conséquence la réduction de la demande dans tous les secteurs de l’économie, ce qui entraîne la baisse de l’inflation. Mais le problème est qu’une inflation trop basse n’est pas, non plus, bonne pour l’économie. Ce faisant, afin d’éviter une telle situation, les Banques centrales peuvent baisser le taux directeur afin de stimuler l’activité économique et faire monter l’inflation.

Dans ces conditions, comme c’est souvent le cas, c’est la Reserve Federale américaine qui donne le tempo en rehaussant ou en abaissant ses taux directeurs. Et c’est actuellement le cas lorsqu’elle a décidé de baisser son taux directeur de 50 points de base, le 18 septembre dernier, le ramenant dans la fourchette de 4,75 et 5%. Une baisse qui intervient après onze hausses consécutives entre mars 2022 et juillet 2023 qui ont propulsé le loyer de la banque américaine dans la fourchette de 5,25% à 5,50%. Cette première baisse depuis mars 2020 est justifiée par une décrue attendue de l’inflation plus rapide que prévue, à 2,1% en 2025.

La Banque centrale européenne (BCE) a suivi la Reserve Federale américaine en réduisant le sien de 25 points de base. La Banque centrale chinoise a également emprunté le même chemin dans le cadre d’un assouplissement de sa politique monétaire en abaissant son taux de 2,3% à 2%, un niveau historiquement bas. À cela s’ajoute la baisse de 50 points de base du taux de réserves obligatoires, déterminant le niveau de liquidités que les banques commerciales doivent déposer auprès de la Banque centrale.

Aux États-Unis, comme en Europe, la baisse est justifiée par le recul de l’inflation, alors qu’en Chine, c’est la volonté de relancer une économie moins vigoureuse ces derniers temps qui explique la baisse du taux.

Ces mouvements ne pouvaient laisser indifférentes les Banques centrales africaines surtout que la désinflation est manifeste un peu partout, même si les taux d’inflation sont encore très élevés dans certains pays, et que la relance économique se fait désirer dans de nombreux autres États.

Face à cette situation, elles doivent combiner deux défis: soutenir la reprise économique tout en maîtrisant les pressions inflationnistes. Ainsi, globalement, les Banques centrales avaient également suivi le mouvement haussier des taux directeurs pour faire face à l’inflation importée après la flambée des prix au niveau mondial. Actuellement, l’heure est à la détente au niveau des taux. Lors des réunions des Comités de politiques monétaires de nombreuses institutions africaines, le maintien ou la baisse des taux directeurs a été privilégié pour continuer à soutenir le processus de désinflation et relancer les économies.

Ainsi, l’économie la plus industrialisée du continent, l’Afrique du Sud, a abaissé le 19 septembre son principal taux directeur de 25 points de base à 8%, retrouvant son niveau de 2021. Le choix de la baisse s’explique par le fait que l’inflation sur 12 mois a ralenti à «4,4% en août, son plus bas niveau depuis trois ans, proche de la valeur médiane de notre objectif», de 3% à 6%, a expliqué le Comité de politique monétaire (CPM) de la Banque centrale sud-africaine.

Mieux, le CPM anticipe «une inflation contenue» sous les 4,5% jusqu’à la fin de la période de prévision, fin 2026. D’où la décision de réviser à la baisse le taux directeur de 25 points pour le ramener à 8% afin de stimuler l’économie sud-africaine dont la croissance reste encore molle autour de 2%. En plus, l’amélioration de la confiance dans l’économie sud-africaine et la prévision de croissance revue à la hausse, grâce notamment à la baisse des délestages, aux réformes entreprises et à la mise en place d’un gouvernement d’union nationale.

Allant dans le même sens, la Banque du Ghana a également réduit son taux directeur de 200 points de base pour le ramener à 27%, le 27 septembre dernier dans un contexte de désinflation avec l’objectif d’encourager la relance économique, après plusieurs hausses depuis mars 2022 (+1300 points de base entre mars 2022 et juillet 2023) qui avaient propulsé le taux directeur à un niveau historique de 30%.

Le Ghana, confronté à une forte hausse des prix avec un taux d’inflation qui avait culminé à 54,1% en décembre 2022, a vu celui-ci reculer pour s’établir à 32,15% en août dernier. La Banque centrale table sur la poursuite de la désinflation et espère que les hausses des prix continueront à se rapprocher de l’objectif à court terme de 13% à 17%, d’ici la fin de l’année. Ce résultat est espéré grâce aux effets combinés de la politique monétaire et de la stabilité de la monnaie ghanéenne, le cedi, désormais soutenu par l’amélioration des réserves de change du pays grâce notamment à la flambée du cours de l’or dont le Ghana est le premier producteur africain.

Rien que durant le premier semestre de l’année en cours, les recettes d’exportation du métal jaune ont généré près de 5 milliards de dollars, représentant 54% des revenus tirés des exportations totales du pays, contribuant à rehausser les réserves internationales brutes du pays à 6,86 milliards de dollars. Un niveau qui permet de couvrir environ 3,1 mois d’importations. D’où cette forte baisse du taux directeur de 200 points de base pour stimuler l’économie ghanéenne en rendant le loyer de l’argent moins cher.

Bien avant, la Banque Centrale du Kenya avait baissé son taux directeur de 25 pbs à 12,75%, en août dernier, une première depuis plus de 4 ans. Une baisse expliquée par la désinflation avec un taux d’inflation qui est tombé à 3,6% en septembre 2024, son plus bas niveau depuis plus de 4 ans.

À défaut de baisser leurs taux directeurs, plusieurs autres Banques centrales africaines ont décidé le statu quo jugeant que la conjoncture économique mondiale est encore instable à cause notamment des tensions géopolitiques qui peuvent dégénérer et entrainer un nouveau cycle haussier des cours des hydrocarbures et des produits agricoles.

C’est le cas de la Banque centrale d’Égypte qui a décidé de maintenir, en juillet dernier, son taux directeur à 27,25%, malgré une désinflation qui a permis à l’inflation de reculer à 26,20% en août dernier, contre environ 40% à la même période de l’année dernière. Cette décision a été prise bien évidemment avant celle de la baisse du taux directeur de la Reserve Fédérale intervenue le 18 septembre dernier.

C’est le cas aussi de la Banque centrale des États de l’Afrique de l’Ouest (Bceao) qui a maintenu, le 4 juin dernier, son principal taux directeur à 3,50%, un taux en vigueur depuis le 16 décembre 2023. Une décision qui est justifiée par un contexte caractérisé par une inflation contenue et une amélioration des comptes extérieurs de l’Union économique et monétaire ouest-africain (Uemoa).

Il faut noter que l’inflation est globalement bien maitrisée au niveau de la zone à 2,8%, se maintenant dans la zone cible comprise entre 1% et 3%. Pour l’ensemble de l’année, le taux d’inflation devrait se situer à 2,9%, contre 3,7% en 2023. Le choix du statu quo se justifie par le dynamisme économique avec un PIB réel qui devrait croître de 6,1% sur l’année, contre 5,3% en 2023.

Au Maroc, Bank Al-Maghrib a maintenu son taux directeur lors de sa réunion du 24 septembre dernier à 2,75%, l’un des plus bas du continent, dans un contexte marqué par une inflation modérée depuis le début de l’année et qui tourne autour de 2%, et devrait le rester durant les huit prochains mois, selon les projections de l’institution, contre 5,6% en 2023.

Même son de cloche en Tunisie où le taux directeur a été maintenu inchangé à 8%. Si certains jugent que cette décision est bien fondée car elle permet de continuer à soutenir le processus déflationniste, avec un taux d’inflation de 6,7% (en glissement annuel), contre 7% en juillet dernier et un taux moyen de 9,3% en 2023, d’autres économistes pensent qu’elle découle d’une «prudence excessive», jugeant qu’il fallait baisser le taux directeur pour stimuler l’activité économique.

C’est le cas de l’économiste Aram Belhadj qui estime qu’une réduction de 100 points de base du taux directeur aurait apporté une bouffée d’oxygène aux acteurs économiques, expliquant qu’une baisse du taux directeur aurait été pertinente dans un contexte économique fragile, marqué par une faible croissance.

Ces politiques de maintien des taux directeurs s’expliquent par les appréhensions sur les trajectoires futures de l’inflation qui demeurent soumises à des risques haussiers des prix internationaux des produits de base et de l’énergie.

Si toutes les Banques centrales ont opté pour le maintien ou la baisse du taux directeur, celle du Nigeria a fait le contraire en augmentant son taux directeur, le 24 septembre, de 50 points de base à 27,25%. Le Comité de politique monétaire nigérian justifie cette décision car «l’inflation de base est restée élevée, principalement en raison de la hausse des prix de l’énergie. Cette tendance est préoccupante pour les membres, car elle indique clairement la persistance des pressions inflationnistes».

Le taux d’inflation annuel du pays avait reculé à 34,19 en juin, puis 33,4% en juillet pour s’établir à 32,15% en août dernier, après avoir atteint son plus haut niveau depuis 28 ans en juin 2024 en s’établissant à 34,19%. La persistance de la pression inflationniste, le niveau encore élevé du taux d’inflation et la poursuite de la dépréciation du naira expliquent la prudence des autorités monétaires nigérianes qui ont opté pour une politique monétaire restrictive.

Cette augmentation du taux fait cependant craindre un impact négatif sur la croissance économique du pays en hausse depuis le début de l’année passant de 2,98% au premier trimestre à 3,19% au deuxième trimestre. La hausse du taux directeur va rendre le crédit plus coûteux et réduira l’accès aux liquidités.

Taux directeurs et les taux d’inflation

Banques centralesTaux directeurs (dernières décisions)Inflation en août (%)
South African Reserve Bank (Afrique du Sud)8% (-25 pbs)4,40%
Bank of Ghana27% (-200 pbs)32,15%
Central Bank of Kenya12,75% (-25 pbs)4,40%
Bank al-Maghrib (Maroc)2,75% (statu quo)2,00%
Central Bank of Egypt27,25% (statu quo)26,50%
Banque Centrale de Tunisie8% (statu quo)6,70%
Bceao (Zone cfa de l’Uemoa)3,50% (statu quo)2,80%
Central Bank of Nigeria27,25% (+50 pbs)26,20%

Source: compilations des dernières décisions des Comités de politique monétaire des Banques centrales

Globalement, les décisions prises par les Banques centrales africaines n’ont pas eu les mêmes impacts aussi bien sur l’inflation que sur la redynamisation des économies. Pour que les décisions prises par l’institution monétaire puissent avoir des impacts, il faut d’abord un certain temps compris généralement entre un et deux ans. Ensuite, il faut un certain développement et une certaine maturité du marché afin que les décisions prises par l’institution monétaire puissent se répercuter rapidement au niveau de l’économie (inflation, croissance…). Cela dépend aussi de la solidité des fondamentaux économiques du pays.

C’est ainsi que le remède du relèvement des taux directeurs pour lutter contre l’inflation a réussi dans certains pays comme le Maroc, la Tunisie, l’Afrique du Sud… mais a montré ses limites dans d’autres, notamment le Nigeria, l’Égypte et le Ghana.

Non seulement ces derniers faisaient face à une inflation quasiment importée, mais celle-ci a été surtout gonflée par les fortes dépréciations des monnaies locales suite aux «dévaluations» déguisées en Égypte et au Nigeria et à la faiblesse des réserves de change au Ghana qui a négativement impacté sur la monnaie locale. Ainsi, ces pays affichent des taux directeurs et des taux d’inflation les plus élevés du continent. L’Égypte, le Nigeria et le Ghana affichent actuellement des taux directeurs respectifs de 27,25%, 27,25% et 27% et des taux d’inflation de 26,20%, 32,15% et 20,40%.

Plus clairement, la désinflation actuelle s’explique surtout par la décrue des cours des hydrocarbures (pétrole, gaz, fuel…), leurs impacts sur le fret maritime et les chutes des prix des produits agricoles (blé, oléagineux…) qui étaient les principaux facteurs à l’origine de la flambée des prix au niveau mondial après le déclenchement de la guerre Russie-Ukraine.

Actuellement, le cours du baril du Brent de la mer du Nord se négocie autour de 77 dollars, contre 69 le 10 septembre dernier. Cela se répercute sur les prix à la pompe, les transports et sur de nombreux produits dont les coûts de transport sont élevés. Parallèlement, au niveau des produits agricoles, le cours de la tonne du blé tendre se négocie autour des 220 euros, soit moins de la moitié lors du déclenchement de la guerre Russie-Ukraine. C’est le cas aussi de nombreux autres produits agricoles et alimentaires. En outre, les tensions d’approvisionnement ont globalement disparu.

Ces éléments ont fortement contribué à réduire la pression inflationniste et donnent aujourd’hui aux banques commerciales des marges de manœuvre qui leur permettent de baisser des taux directeurs élevés qui posent des défis pour la croissance et l’accès au crédit pour les entreprises, particulièrement les PME.

Sachant que ces taux influent sur ceux des loyers de l’argent des banques commerciales, on comprend mieux qu’avec les taux directeurs à deux chiffres d’Égypte (27,25%), du Nigeria (27,25%) et du Ghana (27%), il est difficile pour les entreprises et les particuliers d’emprunter auprès des banques à des taux relativement bas. Du coup, la baisse des taux directeurs est fondamentale pour espérer réduire les taux d’intérêt pratiqués par les banques commerciales et permettre aux ménages et aux entreprises d’emprunter moins cher pour réaliser leurs projets et investir.

Par Moussa Diop
Le 04/10/2024 à 15h24