Les réseaux sociaux, vastes réservoirs de données personnelles, sont devenus des acteurs centraux et incontournables dans les enquêtes et la coopération sécuritaire à l’échelle mondiale.
C’est dans ce contexte que le dernier rapport de transparence 2024 de Meta sur les demandes gouvernementales, pour obtenir des données utilisateurs, éclaire sur enjeux de souveraineté numérique et de capacité judiciaire des pays.
Entendez par requêtes de données utilisateurs adressées à Meta, les demandes gouvernementales concernant vos comptes sur une douzaine de plateformes dont Facebook, Messenger, Instagram, WhatsApp, Threads. Étant donné qu’elles sont détenues par le géant américain, ces plateformes concentrent des données cruciales pour les enquêtes. Leur sollicitation massive par les gouvernements, comme le révèle le rapport, soulève des enjeux majeurs de souveraineté numérique et d’efficacité judiciaire à l’échelle mondiale.
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Elles constituent une cible privilégiée. Leur portée mondiale et l’ampleur des données détenues expliquent pourquoi les autorités les sollicitent massivement pour leurs enquêtes, comme le révèlent les chiffres.
Le rapport intitulé: «Government Requests for user data», dresse un constat sans appel. L’Afrique est la région qui sollicite le moins le géant technologique pour obtenir des données utilisateurs. Sur un total global de 645.908 demandes traitées en 2024, la contribution des 54 nations africaines est marginale. Le Maroc fait figure d’exception, aussi massive qu’éclairante.
Le classement des vingt premiers pays africains demandeurs, dominé par le Maroc et ses 1.188 requêtes, sert de point de départ à une analyse bien plus profonde des réalités numériques, sécuritaires et géopolitiques du continent.
Enquêteurs de la police. L'écart abyssal avec les volumes de requêtes occidentaux souligne un fossé structurel profond dans la judiciarisation du cyberespace
et les capacités d'enquête.. AFP
Un paysage continental à deux vitesses
L’analyse des données semestrielles révèle une activité concentrée et inégale. Sur la vingtaine de pays retenus dans le classement, beaucoup n’ont effectué que quelques demandes sur l’année. Le Top 10, mené par le Maroc (1.188), la Tunisie (121), l’Algérie (76) et la Libye (68) est suivi par un peloton où les volumes chutent de manière drastique (Ghana: 38, Afrique du Sud: 36, Kenya: 35, Nigeria:29, Zambie: 22, et l’Égypte 11). Ce qui saute aux yeux, c’est que ce paysage fragmenté n’est pas qu’une question de population ou de pénétration d’internet; il est le symptôme de disparités numériques et réglementaires structurelles.
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Cette fragmentation est encore plus frappante en observant la queue du classement. Les pays comme le Sénégal, Maurice (8 requêtes chacun) ou les Seychelles (6) montrent une timide émergence. Mais la majorité, à savoir le Tchad (3 demandes annuelles), le Botswana (3), le Mozambique (3), le Cameroun (3), la Côte d’Ivoire (2), l’Ouganda (2), Madagascar (2) et Eswatini (2), révèle une quasi-absence.
Des chiffres infimes, souvent inférieurs à ceux d’une petite ville européenne, qui ne reflètent pas une absence de cybercriminalité, mais bien un déficit criant de moyens d’enquête. Ajouté à cela, l’incapacité à formuler des requêtes conformes aux standards internationaux isole judiciairement ces nations, laissant un angle mort considérable dans la lutte continentale contre les menaces multiformes.
Un faible volume qui interroge sur «les capacités institutionnelles des administrations africaines, des moyens techniques ou juridiques pour formuler des requêtes formelles et exploitables par Meta». La formalisation d’une demande légale, respectant les standards internationaux et les conditions d’utilisation de Meta, requiert une expertise juridique et une infrastructure souvent absentes. Cela traduit «la lente adaptation des systèmes judiciaires africains à l’ère digitale», un gap qui peut fragiliser la lutte contre la cybercriminalité.
Le cas Maroc
La position du Maroc est si dominante qu’elle en devient un sujet d’étude à part entière. Avec 1.188 demandes, le royaume émet à lui seul plus de requêtes que l’ensemble des autres pays africains répertoriés. Une hyperactivité qui n’est pas le fruit du hasard. Elle s’inscrit dans une stratégie sécuritaire nationale proactive et sophistiquée.
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D’une part, le Maroc s’est doté d’un arsenal juridique et d’institutions spécialisées capables d’interagir efficacement avec les géants du tech. La coopération sécuritaire internationale, illustrée par l’entretien, ce vendredi 12 septembre 2025, entre Abdellatif Hammouchi, Directeur général de la Sûreté nationale et de la Surveillance du territoire, et la Directrice générale de la sécurité intérieure française, Céline Berthon, est un élément clé. Cette rencontre, centrée sur le «renforcement du partenariat» et «l’échange d’expertises et de données opérationnelles», démontre que le Maroc évolue dans un cercle de confiance avec les nations aux pratiques sécuritaires les plus avancées. Sa contribution à la sécurisation des JO de Paris 2024 et les préparatifs pour la CAN 2025 et la Coupe du Monde 2030 attestent de cette reconnaissance.
D’autre part, le profil des demandes marocaines est révélateur. Sur 601 demandes au premier semestre, 597 relevaient d’une «procédure légale» contre seulement 4 «demandes d’urgence». Un ratio, inversé par rapport à la France par exemple, qui indique une approche structurée, fondée sur un cadre judiciaire formalisé plutôt que sur la réactivité. Cela suggère une utilisation des données principalement dans le cadre d’enquêtes criminelles préparées, conformément à la politique de Meta où «la grande majorité de ces demandes concernent des affaires criminelles».
Benchmark avec quelques pays hors d’Afrique
La comparaison des statistiques des pays africains avec les données internationales est édifiante et place le débat à sa juste échelle. Le volume combiné des 20 pays africains du classement reste infinitésimal face aux 156.556 requêtes des seuls États-Unis, qui représentent à eux seuls près du quart des demandes mondiales traitées par Meta. Un écart qui ne relève pas seulement du quantitatif mais d’un fossé structurel profond dans la judiciarisation du cyberespace et les capacités d’enquête numérique.
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La régularité et la stabilité des demandes occidentales - comme le montre la faible variation semestrielle - indiquent des processus institutionnalisés et systématiques. Leur taux de réponse constamment élevé (de 68,5% en Espagne à 88% aux États-Unis) témoigne d’une maîtrise technique et juridique des réquisitions, respectant les standards exigés par Meta. Le cas français, avec sa spécificité des demandes d’urgence (56% du total), illustre même une spécialisation procédurale avancée.
Ainsi, l’Afrique dans son ensemble, à l’exception notable du Maroc, apparaît en retrait complet de cet écosystème global de coopération judiciaire numérique, ce qui pose la question de son efficacité dans la lutte contre la cybercriminalité transnationale et son influence dans la gouvernance internet mondiale.
Soulignons, par ailleurs, que la faible demande des pays africains, hors mis le Maroc, ne signifie pas une absence de surveillance. Certains gouvernements peuvent privilégier d’autres moyens (surveillance locale, restriction de services par les opérateurs télécoms) plutôt que de solliciter directement Meta. Ce qui pose la question de l’effectivité des droits et des voies de recours pour les utilisateurs.
Cela dit, l’écart abyssal avec les standards occidentaux souligne un fossé numérique sécuritaire et juridique. Il ne s’agit pas seulement de volumes, mais de «judiciarisation du cyberespace». En Afrique, l’utilisation des preuves numériques dans les procédures judiciaires reste marginale, un retard qui handicape la lutte contre les cybermenaces transnationales.
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Ainsi, le rapport Meta 2024 fonctionne comme un révélateur. Il cartographie moins la surveillance effective que la capacité des États à opérer dans l’écosystème juridico-numérique global. Le Maroc, par son exception, démontre une forme de maturité en la matière, alignant ses pratiques sur ses partenaires internationaux et ses ambitions sécuritaires. Pour les autres nations africaines, leur absence ou leur faible présence dans ce classement est un appel à renforcer urgemment leurs compétences techniques, juridiques et institutionnelles en matière de cyber droit et de surveillance numérique. La souveraineté numérique se construit aussi par la maîtrise de ces canaux de coopération formels.
Requêtes de données utilisateurs Facebook, Instagram, WhatsApp: 20 pays à la traîne, un seul en phase avec les standards internationaux
Rang | Pays | Demandes Total 2024 | Type de requête majoritaire | Observations clés |
---|---|---|---|---|
1 | Maroc | 1 188 | Procédure légale (99.3%) | Exception continentale, stratégie sécuritaire sophistiquée, coopération internationale active |
2 | Tunisie | 121 | Demandes de procédure légale | Augmentation significative au second semestre 2024 |
3 | Algérie | 76 | Demande d’urgence (70%) | Proportion élevée de requêtes d’urgence |
4 | Libye | 68 | Demande d’urgence (87%) | Forte proportion de demandes urgentes, instabilité politique |
5 | Ghana | 38 | Demande d’urgence (95%) | Chute brutale au second semestre (36 → 2 demandes) |
6 | Afrique du Sud | 36 | Demande d’urgence (53%) | Taux de réponse en hausse (47% → 63%) |
7 | Kenya | 35 | Procédure légale (83%) | Baisse régulière des demandes |
8 | Nigeria | 29 | Procédure légale (93%) | Taux de réponse élevé (67% au S2) |
9 | Zambie | 22 | Demande d’urgence (77%) | Augmentation spectaculaire au S2 (2 → 20 demandes) |
10 | Égypte | 11 | Demande d’urgence (45%) | Taux de réponse en baisse (33% → 0%) |
11 | Sénégal | 8 | Procédure légale (100%) | Stabilité des procédures légales |
11 ex | Maurice | 8 | Demande d’urgence (75%) | Doublement des demandes de conservation |
13 | Seychelles | 6 | Demande d’urgence (83%) | Emergence timide au second semestre |
14 | Tchad | 3 | Demande d’urgence (67%) | Premières requêtes enregistrées au S2 |
14 ex | Botswana | 3 | Procédure légale (67%) | Baisse d’activité au second semestre |
14 ex | Mozambique | 3 | Demande d’urgence (67%) | Profil similaire au premier semestre |
14 ex | Cameroun | 3 | Procédure légale (67%) | Stabilité des demandes légales |
18 | Côte d’Ivoire | 2 | Mixte | Baisse d’activité après S1 prometteur |
18 ex | Ouganda | 2 | Demande d’urgence (50%) | Premières requêtes enregistrées au S2 |
18 ex | Madagascar | 2 | Demande d’urgence (50%) | Premières requêtes enregistrées au S2 |
Source: Meta.