Émigration clandestine au Sénégal: l’État et la société seuls responsables de ces morts en série

Témoignages après un naufrage d'une pirogue au Sénégal

Témoignages après un naufrage d'une pirogue au Sénégal. DR

Le 31/10/2020 à 16h07, mis à jour le 31/10/2020 à 16h09

Dans un pays où l’État peine à offrir une vie décente à ses citoyens et où la société marginalise les pauvres, le choix est vite fait par les jeunes qui préfèrent braver la mer dans l’espoir d’une vie meilleure, ailleurs. Les survivants du naufrage d'une pirogue de migrants témoignent.

Les yeux rivés à la mer, le regard vide, Aliou Kandji pense à son ami Amadou. Il fait comme s'il attendait son retour, malgré l’annonce, voici déjà cinq jours, du naufrage de la pirogue qui le transportait.

En effet Amadou Ndiaye fait partie des 70 à 80 victimes du naufrage de la pirogue entrée en collision avec le patrouilleur Sangomar de la marine sénégalaise.

Un choc violent qui d’un coup efface près de 25 ans d’amitié entre ces deux jeunes gens. Aliou qui devait faire partie du voyage est resté à Dakar pour se soigner d’un paludisme qu’il traînait depuis des semaines.

«Je devais le rejoindre avec un autre passeur, j’avais déjà tout ce qu’il me fallait pour faire la traversée. Seulement comme je ne me sentais pas bien, je suis venu à Dakar pour me soigner. Je sais que la pirogue n’a pas chaviré à Soumbedioune, mais être la près de la mer me rapproche de mon ami, avec qui j’aurais dû être», témoigne-t-il.

Malheureux, mais déterminé, Aliou nous raconte comment son défunt ami a fait pour mobiliser les 300.000 FCFA (460 euros) remis aux passeurs.

«Amadou habitait à Joal où il faisait le guide pour les visiteurs, mais avec le Covid-19, il ne parvenait plus à rien gagner. C’est alors qu’il s’est décidé à venir à Dakar pour laver des voitures. C’est comme ça qu’il a eu cette somme. Moi qui vous parle, je suis marchand ambulant, je partirai ou mourrai comme mon ami. Je ne peux plus rester chez moi et voir ma mère se faire insulter à cause de moi».

L’histoire d’Aliou est celle de milliers de Sénégalais que la pression familiale pousse à prendre des risques énormes.

Des jeunes qui pour la plupart après de longues études peinent à trouver un emploi décent et restent à la charge de leurs parents souvent très vieux. Le frère ou la sœur qui a «réussi» et qui prend en charge la famille est mieux considéré(e) que les autres. Une humiliation que certains jeunes préfèrent éviter en se tournant vers l’émigration.

Ce drame qui met au banc des accusés la marine sénégalaise est survenu dans la nuit du 25 au 26 octobre. Cette nuit, 60 à 70 passagers ont pris place à bord d’une pirogue pour tenter de rejoindre clandestinement l’Espagne. Les candidats avaient bien planifié leur voyage.

Selon, un rescapé de ce naufrage, ils logeaient dans une maison au quartier de Yarakh avant d’être acheminés, la nuit de leur départ, à l’embarcadère de Soumbedioune où ils devaient monter à bord d’une pirogue à destination des îles Canaries en Espagne. Ils avaient pris discrètement des taxis afin de rejoindre l’embarcadère. Pour ce seul voyage, le capitaine -ou, plutôt, l’organisateur du voyage- devait donc amasser 28 millions de francs CFA, soit 42.700 euros.

La nuit du départ, tout allait bien selon notre témoin qui se souvient de ce qui s’est passé en détail. Selon lui après plusieurs interpellations, le patrouilleur de la marine sénégalaise a violemment heurté leur pirogue: «ce choc très violent a provoqué la désintégration de la pirogue en bois qui ne pouvait pas supporter la collision. Les jeunes se sont jetés dans l’eau alors que beaucoup d’entre eux ne savaient pas nager», poursuit notre interlocuteur.

«Cela s’est passé comme dans le film Titanic sauf que là, les marins nous regardaient mourir alors que c’est eux qui ont heurté notre pirogue», ajoute-t-il. 

Alors que la pirogue contenait 60 à 70 passagers, seuls 39 ont été secourus. Ce qui fait penser que le bilan est plus lourd que ne le prétend le communiqué de la Dirpa. «La marine nationale ne peut pas se cacher derrière un communiqué pour maquiller un crime, car l’origine de ce drame doit être élucidée», fait savoir notre source. La voix cassée, Abdoulaye Guèye, 24 ans, soudeur métallique de profession explique sa mésaventure.

«J’ai versé 300 000 FCFA. On était plus de 80 personnes dans la pirogue. Deux patrouilleurs nous ont trouvés, celui de la Guardia Civil et celui du Sénégal. Ils ont voulu nous arrêter et nous avons refusé. Car, nous voulions coûte que coûte arriver à destination. Le bateau de la marine nationale nous a barré deux fois le chemin et la troisième fois, il a heurté notre pirogue. Si les gens veulent savoir comment nous avons fait pour échapper, il faut suivre le film Titanic», témoigne le jeune Saint-Louisien. «Cela s’est passé exactement comme ça lorsque notre pirogue coulait. Je ne suis pas un bon nageur. Je me suis agrippé sur un bidon le temps que les gens viennent nous sauver. C’est le bateau de la surveillance maritime qui a sauvé presque tout le monde. La marine sénégalaise n’a pu sauver qu’environ 7 personnes. J’étais devant mon grand frère dans la pirogue, je ne l’ai toujours pas revu. Malgré tout ce qui vient de nous arriver, je jure que si une autre occasion se présentait, je reprendrais la pirogue. Car, il n’y a rien au pays. J’ai peiné pour avoir ces 300.000 FCFA. Ici même pour avoir 50.000 FCFA le mois c’est difficile. L’Europe c’est mieux. Les organisateurs se fichent des victimes, car c’est l’argent qu’ils gagnent qui leur importe plus», dit le jeune «Ndar-Ndar».

Un autre rescapé du nom de Ibrahima Fall, 42 ans, originaire de Saint-Louis lui aussi, père de 4 enfants, pointe également un doigt accusateur en direction de la marine nationale. «Nous avons pris départ à Soumbedioune, dimanche dernier vers 22 heures. Après avoir parcouru à peu près 6 km, nous avons voulu changer la machine (moteur) qui roulait à une vitesse de 40 et on a voulu mettre l’autre pour rouler à 60. Après avoir monté la machine, nous avons constaté qu’il y avait un bateau qui nous poursuivait. Il nous a devancés et soulevé des vagues pour renverser notre pirogue, mais on avait un canoé résistant. C’est ainsi que le patrouilleur de la marine manœuvrait pour venir heurter notre pirogue qui s’est fendue et a chaviré. Au lieu de venir nous sauver, les marins nous regardaient. Nous étions 80 personnes, il n’y a que 39 rescapés et ce sont ceux qui savaient nager et ceux qui se sont accrochés aux bidons d’essence. C’était la nuit. Les marins sont restés plus d’une heure avant de venir nous sauver. Ils ne se sont résolus à le faire que lorsque la marine espagnole est arrivée. J’avais payé 350.000 francs pour le voyage. Beaucoup de gens que je connais très bien sont parmi les victimes. Les marins nous ont vus lorsqu’on a allumé la lumière pour changer la machine», indique-t-il. 

Un autre rescapé soutient qu’une enquête devrait être ouverte contre la marine nationale. «Ils nous ont fait des sommations et nous avons continué notre chemin. Ils ont essayé de nous déstabiliser en créant des vagues. Malgré cela notre pirogue ne s’est pas renversée. C’est alors qu’ils ont heurté notre pirogue. Au lieu de venir nous sauver, ils regardaient les gens mourir. Il a fallu que la marine espagnole vienne nous sauver. Nous étions près de 80 passagers. Je suis resté trois heures dans l’eau, accroché à un bidon avant qu’on ne me sauve. Aujourd'hui, je n’ose pas annoncer la nouvelle aux parents de mes amis qui sont décédés», a-t-il expliqué.

Par Moustapha Cissé (Dakar, correspondance)
Le 31/10/2020 à 16h07, mis à jour le 31/10/2020 à 16h09