Au Sénégal, le mérite de l’ancien président Léopold Sedar Senghor, loué aujourd’hui encore, est sa capacité à avoir dirigé pendant 20 ans, en tant que chrétien, un pays à plus de 95% musulman.
Senghor, un Sérère, pouvait être chahuté verbalement par les Diolas et les Peuls, car les trois ethnies sont ce qu'on appelle dans la culture ouest-africaine des cousins à plaisanterie qui s'interdisent toute confrontation violente, mais se permettent une liberté d'expression sans limite.
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Cette gestion sociale des petits conflits entre voisins basée sur ce cousinage à plaisanterie a beaucoup contribué à la stabilité civile au Sénégal. Cette notion touche l'appartenance ethnique, mais aussi et surtout les noms de famille: les Ndiaye disent être les seigneurs des Diop, les Diouf et les Faye affirmant mutuellement la même chose pour les Kane et les Diallo, etc.
Ils peuvent ainsi tout se dire sans que l’un ou l’autre n'y voit de la méchanceté ou un manque de respect. Au plus fort de la crise casamançaise, les rebelles pour la plupart des Diolas ou des Peuls, majoritaires dans le Sud, ne s’attaquaient jamais aux Sérères. «Ils prenaient toujours le soin de vérifier l’identité de leurs otages», affirme Bacary Domingo Mané, journaliste spécialiste du conflit casamançais. Selon lui, c’est devenu une croyance qui a contribué à apaiser un climat social qui, dans des conditions similaires, aurait pu être tendu dans d’autres pays.
Entre les cousins à plaisanterie, on peut assister à des scènes originales. «Grand voleur que tu es, je suis sûr et certain que cette moto n’est pas à toi», lance Abdou Ndiaye à Lamine Diop qui vient de se garer à ses pieds. De graves accusations qui auraient sans doute conduit les deux interlocuteurs au commissariat de police pour régler cette affaire. Mais pour toute réponse, Lamine lance un sourire et traite Abdou de jaloux qui, en le traitant de voleur, était plutôt en train de montrer sa joie de le voir sur un nouvel engin.
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Cette scène ne peut étonner qu'un étranger, mais n'importe quel Sénégalais qui la voit sait, sans risque de se tromper, que les deux protagonistes sont des cousins à plaisanterie.
La démagogie des politiciens
Seulement cette cohésion est aujourd’hui menacée au Sénégal par les hommes politiques. Car ces valeurs qui ont longuement contribué à faire du Sénégal un pays soudé ont beau exister, la sensibilité des uns et des autres à leur appartenance confrérique, ethnique ou régionale est encore plus grande. Ce que n'hésitent pas à exploiter des politiques y compris au sommet de l'Etat.
Avec Léopold Sedar Senghor et son successeur Abdou Diouf, les principes républicains ont été mis en avant. Senghor, un chrétien, bien qu'il doive une bonne partie de sa carrière politique au soutien de la communauté mouride pour laquelle il s'était battu pour la construction de la grande mosquée de Touba, n'a jamais pensé à leur offrir plus d'avantages qu'aux autres confréries.
Abdou Diouf, qui a toujours été considéré comme le fils adoptif du khalife des Mourides d'alors, Serigne Abdoul Ahad Mbacké, ne donnait pas plus de privilèges aux Mourides qu'aux autres. Et jamais, les deux premiers chefs d'Etat n'ont été accusés de nommer des partisans sur une base confessionnelle ou ethnique.
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Et puis en 2020, Abdoulaye Wade est arrivé au pouvoir. Ce sera le premier tournant dangereux qui va tordre les principes de la République, pour mettre en avant, pour la première fois dans l'histoire du Sénégal, l'appartenance confrérique du chef de l'Etat. Evidemment, Abdoulaye Wade se montrait suffisamment fin pour ne pas nommer ses ministres sur la base confrérique. Mais, il a tout fait pour que son soutien à la communauté mouride soit manifeste, notamment dans l'octroi de marchés publics aux entrepreneurs, mais également en investissant beaucoup dans les infrastructures publiques à Touba.
Mais, fini cette finesse avec Macky Sall
Macky Sall, qui n’hésite jamais à faire appel à ses parents peuls, est «un ethniciste dangereux», dénonce Momar Diongue, journaliste et analyste politique, qui trouve que l'actuel chef de l'Etat sénégalais est à l’origine du dérapage de ses militants de la même ethnie que lui. Les plus tristement célèbres sont Penda Ba qui appelait à l’extermination des Wolofs dans des propos injurieux et le député Aliou Dembourou Sow qui invitait ses parents peuls à prendre les machettes pour défendre le 3e mandat de Macky Sall.
Pourtant, malgré leurs dérives dangereuses qui auraient pu mener le pays à un conflit ethnique, les deux énergumènes n'ont pas été inquiétés par la justice. Mieux, la première, proche d'un homme qui se déclare griot du président de la République, en l'occurrence le député Farba Ngom,a été exfiltrée du pays en bénéficiant d'un visa vers la France. Quant au second, Aliou Dembourou Sow, sa seule sanction a pris la forme d'un communiqué du parti présidentiel qui «se démarque de ses propos» sans même les condamner.
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De plus en plus, le débat identitaire est agité au Sénégal en référence même à la répartition des postes au sein du gouvernement ou dans l'administration publique. «Depuis l'avènement de Macky Sall à la magistrature suprême en 2012, il a été constaté une tendance poularo-primordialiste dans plusieurs de ses nominations à des postes de la haute administration au point que plusieurs Sénégalais ne cessent de dénoncer cette faveur accordée à l'ethnie à laquelle appartient le président de la République», dénonce l'éditorialiste de Seneplus, Serigne Saliou Guèye.
Pour sa part, le journaliste, écrivain et consultant international, Adama Gaye, estime qu'il s'agit d'un pacte pulaar qui lie des chefs d'Etat de la sous-région issue de cette ethnie, notamment Macky Sall du Sénégal, Adama Barrow de la Gambie et Umaro Cissoko Embalo de la Guinée Bissau.
Cependant, certains estiment que la tendance est plutôt internationale et que le Sénégal de Macky Sall ne serait pas une exception. Comme l'a constaté René Otayek, «la montée des revendications identitaires dans le monde s'impose comme une évidence. En effet, la politisation des référents identitaires est aujourd'hui la chose la mieux partagée au monde: de l'Amérique du Nord et du Sud à l'Asie, en passant par le monde arabo-islamique et les vieilles démocraties européennes, on observe partout un réveil, souvent violent du sentiment identitaire».
«Mais il faut ne jamais baisser les bras devant ce fléau qui est en passe de détruire les nations. Le président Léopold Sédar Senghor, issu d'une minorité ethnique et religieuse, a su préserver cet héritage du «vouloir vivre en commun» dans un Sénégal majoritairement wolofo-musulman en instaurant une paix sociale entre les différents groupes ethniques, confessionnels et confrériques», estime l'éditorialiste de Seneplus Serigne Saliou Guèye.
Pour ce qui est du régionalisme, l’opposant Ousmane Sonko qui a récemment déclaré que Macky Sall n’aimait pas la Casamance en a eu pour son grade. «Un discours séparatiste et très dangereux», selon son collègue à l’Assemblée nationale et porte-parole adjoint de l’APR Abdou Mbow. Pourtant, c'est Macky Sall qui, lors de la campagne présidentielle de 2019, a été le premier à déclarer, alors qu'il était dans cette région: «Si vous voulez que la Casamance intègre le Sénégal, il faut voter Macky Sall».
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Ces écarts, voire ces dérives, commencent à agacer la société civile sénégalaise. Le mouvement citoyen sénégalais Y’en a marre avait déploré avoir constaté lors du scrutin présidentiel dernier «un vote très régionaliste, très religieux et très ethnique» de la part de plusieurs de ses compatriotes, avertissant qu’une telle pratique est de nature à saper «la cohésion nationale».
«Voter pour la confrérie, voter pour la région et voter pour l’ethnie sape la cohésion nationale et on ne peut pas continuer à fermer les yeux comme si de rien n’était. C‘est très inquiétant», a notamment dit Fadel Barro.
L’ancien coordonnateur de Y’en a marre, a indexé les politiques, notamment le chef de l’Etat d’être à l’origine de ce type de vote.