Algérie. Automobile: comment une politique industrielle précipitée a mené au désastre

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Le 09/05/2019 à 14h00, mis à jour le 09/05/2019 à 14h02

Voulant s’industrialiser à tout prix pour rattraper son retard vis-à-vis de ses voisins, l’Algérie a mis en place une stratégie industrielle automobile aux conséquences désastreuses. Une vaste purge touche des industriels, comme Mourad Eulmi, qui ont bénéficié d'avantages sous l’ère Bouteflika.

En 2017, grâce à une production record de 335.000 véhicules de tourisme, le Maroc venait de dépasser le géant sud-africain, qui en était à 321.000. L’information, relayée par le Wall Street Journal, avait fait sensation et l’écho en était parvenue aux oreilles des dirigeants algériens.

Ce fut suffisant pour que l’Algérie mette les bouchées doubles dans sa politique de fabrication automobile locale, le fameux «Made in Bladi», sans prendre les précautions d’usage.

Les oligarques tombent

Au vu de la purge actuelle qui touche bon nombre d’oligarques impliqués dans le montage automobile, on est tenté de croire que l’objectif de positionner ce pays sur la carte mondiale de l’industrie automobile a fait pschitt. Mais pire que cet échec, cette démarche grossit à la loupe le risque-pays d’une Algérie que les classements internationaux en matière de compétitivité, comme celui du Doing Business ou de la Coface, recommandent d’éviter.

En effet, la démarche d’Ahmed Gaïd Salah de poursuivre les oligarques est désastreuse pour l’image du pays, même si ces hommes d’affaires ne sont pas exempts de reproches. Car tous ceux qui étaient présentés comme les capitaines d’une industrie automobile naissante se sont désormais retrouvés sous les verrous, sous le coup d’un mandat d’arrêt, interdits de sortie du territoire ou sur le point de l’être. Qui sont donc ces capitaines de l’industrie automobile, ciblés par les purges en Algérie ?

Mourad Eulmi, le milliardaire banni

Un mandat d’arrêt international a été émis contre Mourad Eulmi, distributeur exclusif des marques du groupe Volkswagen, avec sa société Sovac. La discrétion de ce franco-algérien n’a jamais été trahie que par sa richesse, son goût du luxe et ses amitiés haut placées qui lui ont souvent permis d’écarter des concurrents ou de faire plier l’Etat algérien pour ses largesses.

Mourad Eulmi était reçu à Berlin et à Madrid, comme un seigneur. Il détient un important patrimoine immobilier et foncier dans les capitales occidentales ou encore son jet privé, un luxueux Falcon 2000lx acquis l’année dernière, en pleine crise algérienne, à 29 millions d’euros auprès de l’avionneur français Dassault. Il possède, en outre, un appartement valant 2 millions d’euros, situé île de la Jatte, à Neuilly sur Seine, qu’il avait acheté au président Nicolas Sarkozy. Tous ces faits permettent de dresser un portrait du personnage, mais il y a sans doute pire: il s’est enrichi parce qu’il était l’importateur exclusif des marques Volkswagen et Seat en Algérie, mais aussi grâce à l’argent de l’Etat algérien, au point d’avoir amassé, selon certaines estimations, une fortune de plus d’un milliard d’euros.

Zéro dinar investi et mille avantages fiscaux

En 2017, Mourad Eulmi a inauguré son usine de montage Volkswagen, fruit d’un co-investissement avec le groupe Allemand comme le veut la règle des 51/49% en vigueur en Algérie.

En fin calculateur, il n’a pas délié les cordons de sa bourse, laissant la prise de risque à l'Etat algérien obnubilé par son retard à rattraper vis-à-vis de ses voisins.

C’est donc l’Etat, par le biais du Crédit populaire algérien, qui lui a octroyé un prêt de 160 millions de dollars. C’est encore l’Etat, à travers la Douane algérienne, qui a renoncé aux droits de douanes à l’importation des pièces détachées pour les véhicules CKD, c’est-à-dire montés localement.C’est enfin encore cet Etat qui lui a offert, grâce au fisc, une marge supplémentaire de 19% correspondant à la TVA qui devait grever la vente de véhicules sortis de son usine de montage.

Bref, la précipitation avait fait que l’Etat algérien, pour se positionner sur la carte automobile mondiale, a renoncé à plusieurs centaines de millions de dollars de recettes. Pendant ce temps, les constructeurs ou prétendus tels, sans allonger le moindre dinar, se sont adjugés de belles marges.

3 milliards de dollars d'importations frauduleuses

Il s’agit là d’un vrai fiasco, à cause de l'énorme facture liée à l’importation de pièces détachées pour le montage des véhicules CKD. Ainsi, comparativement à 2017, la valeur des importations des collections CKD de véhicules de tourisme a augmenté de 79,23% en 2018, passant de 1,67 milliard de dollars à 3 milliards de dollars.

Pire encore, en termes de recettes douanières et fiscales, cette somme est à déduire des 5 milliards de dollars de chiffre d’affaires sectoriel qui sert de base annuelle de taxation du marché automobile algérien. Autant dire qu'il n'en reste plus grand chose.

Mourad Eulmi, qui se trouve en ce moment sous le coup d’un mandat d’arrêt, n’est évidemment pas le seul à avoir tiré profit de ce système.

Mahieddine Tahkout, le représentant de Hyundai, également propriétaire d’une usine de montage, est, lui, interdit de sortie du territoire. Il est, lui aussi, l’un des bénéficiaires de cette politique hasardeuse menée par l’Algérie pour s’industrialiser.

La supercherie de Tahkout

Dès l’entrée en vigueur des dispositions exonérant la production locale de voitures, Mahieddine Tahkout a mis en place son unité e montage. Sauf qu’il importait des véhicules déjà montés dans leur quasi-intégralité. Il ne leur manquait plus que les roues à placer pour être mis sur le marché.

L’affaire avait fait les choux gras de la presse et avait suscité beaucoup de commentaires sur les réseaux sociaux, après la fuite de photos montrant cette supercherie en 2016. 

L’Algérie, de fait, perd des recettes, sans réellement s’industrialiser. Puisque les 180.000 véhicules produits localement en 2018 ne présentent qu’un faible taux d’intégration.

Tous les véhicules présentés comme produits en Algérie étaient pratiquement déjà montés en Allemagne, en France, en Chine ou en Corée. En arrivant sur le territoire algérien, tantôt c’est une simple portière qui manque, tantôt une roue ou encore des feux de signalisation.

Par ailleurs, selon le quotidien El Watan, Mohamed Bairi, actionnaire avec l’homme d’affaires Ahmed Mazouz dans la marque de véhicule Iveco et vice-président du FCE (Forum des chefs d’entreprise), est toujours sous le coup d'une enquête de la gendarmerie, de même que Mahieddine Tahkout.

La charrue avant les bœufs

Il ne saurait en être autrement, dans la mesure où l’Etat algérien a mis la charrue avant les bœufs. Le Maroc et la Tunisie ont d’abord choisi de créer une filière de sous-traitance automobile forte dès le début des années 2000, avant d’inciter les grandes marques comme Renault ou Peugeot à s’installer.

A titre d’exemple, rien qu’à Tanger Automotive City, 35 usines sont installées autour de Renault. C’est ce qui a permis à la marque au losange de produire dans ses usines marocaines quelques 402.150 véhicules en 2018, contre 376.184 unités en 2017 (des véhicules de tourisme, mais aussi des poids lourds et autres engins).

Une telle réussite est d'autant plus gratifiante pour le royaume que les capitaux marocains détiennent près de 48% de ce gigantesque projet, avec la présence de la Caisse de dépôt et de gestion (CDG) dans le tour de table. 

Le même schéma est en train de prendre forme à Atlantic Free Zone située à Kenitra, où Peugeot s’est installé et a déjà commencé à produire des moteurs localement. Le premier véhicule de la marque au Lion devrait sortir d’usine en juillet prochain, pour une capacité de 90.000 véhicules par an dès 2020. Cette capacité est extensible à 200.000 véhicules et autant de moteurs à partir de 2023.

La réussite de la politique marocaine a fait que le secteur automobile est devenu le premier pourvoyeur de devises du pays, devançant même le traditionnel secteur phosphatier, avec 65,047 milliards de dirhams en 2018, selon les chiffres de l’Office des change à fin décembre, soit près de 7 milliards de dollars.

Il est en passe de devenir l’un des plus grands pourvoyeurs d’emplois dans le royaume, avec quelque 83.845 postes, selon les données du ministère de l’Industrie. Bref, c’est un modèle de réussite à faire pâlir de jalousie, y compris certains pays européens, surtout que sa croissance à deux chiffres dure depuis 8 longues années et se poursuit actuellement. L'année dernière, les exportations de véhicules montés au Maroc ont progressé de 18%, par rapport à 2017. 

La Tunisie, quant à elle, a réussi en 2017 à cumuler 6 milliards de dinars, soit 2 milliards de dollars, d'exportation dans le domaine automobilie, une performance que le pays du Jasmin compte doubler dès l'année prochaine. En 2025, le ministère tunisien de l'industrie vise quelque 20 milliards de dinars d'exportations, ce qui lui permettra d'atteindre le niveau actuel du Maroc. 

Peugeot a décidé de miser sur la Tunisie pour ressusciter son modèle mythique pour bon nombre d'Africains, la fameuse "404 bâchée", pick-up à tout faire, y compris le transport de personnes. Une usine d'une capacité de 4000 unités a, à cet effet, été installée au sud de Tunis. 

De plus, nombre de sous-traitants ont choisi ce pays de 12 millions d'habitants pour ses nombreux avantages, notamment la qualité de ses ressources humaines. 

L'Algérie avait choisi une politique de substitution aux exportations, en comptant uniquement sur la réglementation outrancière au lieu de privilégier un modèle viable respectant les règles de libre-concurrence. La suite, on la connaît. Sa facture n'a pas baissé, son industrie ne décolle pas, et le pays perd des recettes. Toute la question est à présent de savoir s'il faut reprocher aux oligarques de s'être enrichis. 

Acharnement contre les industriels

Actuellement, l’Etat algérien s’acharne contre des industriels comme Mourad Eulmi et Mahieddine Tahkout, alors qu’il les a encouragés à créer, coûte que coûte, des "usines de production" d’automobiles "Made in Bladi".

Selon la presse locale, les chancelleries étrangères n’ont pas caché leurs inquiétudes face à cette situation. L’Allemagne veut savoir ce qu’il adviendra de l’usine Volkswagen. La France, le Japon et la Corée du Sud également se sentent concernés par tout ce raffut et l’ont fait savoir par le biais de leur ambassade.

De toute évidence, l'affaire était cousue de fil blanc, puisque rien n’a été fait dans les règles d’une économie de marché basée sur la compétitivité et les règles de concurrence. Tôt ou tard, cette industrie allait droit dans le mur à cause des règles fiscales ou sociétales issues d’un dirigisme suranné. 

Par Mar Bassine Ndiaye
Le 09/05/2019 à 14h00, mis à jour le 09/05/2019 à 14h02