Algérie. Médicaments: 800 millions de dollars "économisés" et silence sur les morts à cause des pénuries

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Le 07/12/2021 à 16h24, mis à jour le 07/12/2021 à 16h42

Le régime algérien est satisfait d'"avoir économisé" près de 800 millions de dollars sur la facture des importations de médicaments. Toutefois, ces économies ont eu pour conséquences des sacrifices en vies humaines à cause de la pénurie de plus de 300 médicaments vitaux.

Le ministre algérien de l’Industrie pharmaceutique, Abderrahmane Lotfi Djamel Benbahmed, affichait une satisfaction débordante en annonçant sur la radio Chaîne 3 algérienne son bilan en matière d’économies réalisées sur la facture des importations des médicaments.

En effet, selon le ministre, ces deux dernières années, l’Algérie est arrivée à réduire considérablement sa facture des importations de médicaments tout en augmentant la production locale. «En deux ans, la facture d’importation des produits soumis à un programme d’importation est passé de 2 milliards de dollars à environ 1,2 milliard de dollars», avant d’ajouter avec un brin de satisfaction, «nous voyons bien qu’il y a eu une baisse de 800 millions de dollars d’importations», insistant sur le fait que «800 millions de dollars en deux ans, c’est concret en termes de valeur ajoutée». Le ministre explique aussi qu’«en deux ans, la production nationale a augmenté de près de 50% en valeur. C’est dire que la régulation des importations ne s’est pas faite au détriment des disponibilités».

A première vue, il s’agit d’un exploit exceptionnel qui va assurer au ministre les félicitations du président Abdelmadjid Tebboune qui n’a cessé de marteler à ses ministres et hauts fonctionnaires la nécessité absolue de réduire les importations consommatrices de devises, surtout dans un contexte de chute des avoirs extérieurs du pays.

Reste que si l’impact de la baisse de la facture sur les réserves en devises est non négligeable, si importante soit-elle, elle mérite une autre lecture. Et celle-ci est loin d’être flatteuse. En effet, cette politique de réduction de la facture des importations tous azimuts ordonnée par le chef de l’Etat Abdelmadjid Tebboune a fortement touché celle des médicaments se traduisant par des interdictions d’importation de nombreux produits entrainant des pénuries inquiétantes.

Ainsi, contrairement à ce qu’a affirmé le ministre Abderrahmane Lotfi Djamel Benbahmed, ces interdictions d’importations de médicaments se sont traduites par des pénuries touchant plus de 330 médicaments, selon le Syndicat national des pharmaciens d’officie (Anapo). Et ces pénuries concernent un large spectre de pathologies: tensions artérielles, problèmes cardiaques, insuffisance rénale, rhumatisme, cancer… Selon les recensements des pharmaciens, ce sont en tout 335 médicaments qui sont en rupture en Algérie.

La conséquence de ces pénuries de médicaments consécutives à la volonté des autorités à préserver les devises du pays a été une catastrophe pour de nombreux patients qui n’ont pas pu être traités convenablement.

Les cas les plus émouvants ont concerné les malades du cancer dont les retards dans la prise en charge ont des effets négatifs sur le pronostic et la survie des patients.

Ainsi, dans un entretien accordé à TSA en septembre dernier, le Pr Kamel Bouzid, président de la Société algérienne d’oncologie médicale (SAOM), avait mis l’accent sur la pénurie de médicaments, aussi bien les classiques que ceux dits innovants.

C’est face à cette situation que les professionnels de la lutte contre le cancer ont multiplié les appels et tiré la sonnette d’alarme à plusieurs reprises afin que les autorités corrigent le tir et sauvent des vies humaines, particulièrement les enfants atteints de cancer. On se rappelle du cri de cœur de Pr Houda Boudiaf, chef de service d’oncologie pédiatrique au Centre Pierre et Marie Curie (CPMC) d’Alger qui expliquait, en septembre dernier, dans une déclaration reprise par Le Soir d’Algérie, que «nous avons hospitalisé récemment plusieurs enfants leucémiques malgré la surcharge, mais malheureusement, la Vincristine et l’Asparaginase sont en rupture», avant d’ajouter qu’à cause de ces pénuries, «au CPMC, les enfants cancéreux sont traités par des médicaments périmés depuis juin 2021».

Ainsi, «nous sommes contraints de donner des ordonnances aux parents afin qu’ils essaient par eux-mêmes de se procurer ces médicaments. Pourquoi le problème ne se pose pas ailleurs dans le monde? Pourquoi tant de négligence?», s’est demandé le Pr Boudiaf.

D'autant que les pénuries de médicament pour le traitement du cancer des enfants datent de 2020, dans le sillage de cette politique de réduction de la facture des importations. En octobre de cette année-là, la Pharmacie centrale des hôpitaux (PCH) n’arrivait plus à satisfaire les demandes des centres de traitement des cancéreux à cause de la rupture des stocks. Un don chinois est venu à point nommé, mais n'a pas suffi face à la forte demande.

Si les cas des enfants émeuvent, la situation est la même pour de nombreuses pathologies. Et souvent, les malades s’en sortent grâce à la solidarité des parents et amis résidants à l’étranger qui leur envoient des médicaments introuvables en Algérie.

Les pénuries sont telles que certaines personnes ayant la possibilité de se déplacer à l’étranger, même durant la période de confinement, ont fait du trafic de médicaments un business lucratif.

Même L’Expression, réputée proche du régime, a tiré la sonnette d’alarme en titrant sur «La pénurie de trop», affirmant que «le citoyen (est) agacé par des manques injustifiés de plusieurs médicaments». La situation est tellement catastrophique que le débat s’est invité à l’Assemblée populaire nationale (APN) où les représentant du peuple ont demandé des comptes au ministre de la Santé. «On est arrivée en Algérie à ce que le Doliprane se vende sous le comptoir et parfois fasse l’objet d’une vente concomitante. Cela illustre le niveau de décrépitude atteint par un secteur, promis pourtant, à un avenir radieux», souligne L’Expression.

Conséquence de ces pénuries, les complications sont nombreuses, notamment les métastases, grosses tumeurs et récidives, chez les malades du cancer. Elles concernent également toutes les autres pathologies: tensions artérielles, problèmes cardiaques, insuffisances rénales…

Partant, le nombre de décès à cause des pénuries de médicaments augmente sachant que ces patients sont très vulnérables face à la pandémie du Covid-19.

Bref, le ministre devrait mettre en balance l’économie de 800 millions de dollars réalisés sur deux ans au niveau de la facture des importations de médicaments face au nombre d’enfants cancéreux décédés à cause des pénuries de médicaments résultant de la politique des autorités algériennes visant à préserver coûte que coûte les devises du pays en interdisant les importations de nombreux produits dont des médicaments vitaux pour santé des Algériens. 

Par Karim Zeidane
Le 07/12/2021 à 16h24, mis à jour le 07/12/2021 à 16h42