Les combattants séparatistes ou les militaires camerounais, qui s'opposent depuis cinq ans, ne se soucient guère de l'intégrité territoriale de leur voisin nigérian, où ils mènent des incursions, attaquant des villages ou procédant à des arrestations illégales.
Manga, paisible village de pêcheurs nigérian situé à la frontière, en a fait la dure expérience fin 2021.
Une cinquantaine de combattants séparatistes venus du Cameroun y ont lancé une attaque, tuant cinq personnes dont le chef du village, âgé de 70 ans.
Sur les murs de sa maison, dont la partie supérieure a été réduite en cendres, des dizaines d'impacts de balles sont toujours visibles.
«Je n'avais jamais entendu de coups de feu comme ceux-là», confie à l'AFP Abubakar Manga, le frère du chef qui a réussi à s'échapper sur une pirogue.
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Mais pourquoi ces combattants séparatistes se sont attaqués à ce village au Nigeria? «Nous ne comprenons toujours pas», dit-il, la mine abattue.
Deux jours avant, une trentaine de Camerounais avaient trouvé refuge à Manga, après l'attaque de leur village au Cameroun.
«Dans mon village, les séparatistes affrontaient l'armée, mais ne s'attaquaient pas à nous», dit l'un de ces réfugiés, rencontré à Manga. «Soudainement, ils ont changé et ont commencé à détruire nos maisons», témoigne anonymement cet homme.
Vengeance contre les civils
Dans ce conflit, qui a fait plus de 6.000 morts et forcé un million de Camerounais à fuir leur foyer, les civils sont pris en tenailles. 250 villages ont été détruits, vengeance des séparatistes ou de militaires à l'encontre de populations accusées de soutenir le camp adverse.
Après l'attaque, «nous nous sommes enfuis à Manga pour nous mettre à l'abri», ajoute le réfugié qui se pensait en sécurité au Nigeria.
Mais les séparatistes ne sont pas les seuls à prolonger leur combat de l'autre côté de la frontière.
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En octobre 2021, une soixantaine de militaires camerounais ont envahi les villages de Mairogo et Tosso harcelant et intimidant leurs habitants, selon l'ONU et les autorités locales.
«Ils étaient à la recherche de séparatistes armés qui auraient fui au Nigeria», explique l'élu local, Joseph Ammamzalla.
Yaoundé soupçonne que des séparatistes armés se cachent parmi les 70.000 réfugiés camerounais au Nigeria. Surtout elle considère le Nigeria comme un lieu d'approvisionnement en armes des séparatistes.
Début 2022, des militaires camerounais ont encore envahi Mairogo, selon l'élu local. «Ils ont battu plusieurs habitants, et arrêté et emmené avec eux quatre jeunes, dont nous n'avons plus eu de nouvelles», dit-il.
Trois mois en prison
Pour protéger les réfugiés, les autorités locales et le Haut Commissariat de l'ONU pour les Réfugiés (HCR) sont en discussions pour créer un camp de réfugiés.
C'est déjà le cas dans les Etats voisins de Benue et Cross River, où quatre camps ont été établis.
«Ici je n'ai plus peur», dit Zacharia Okana, 59 ans, qui habite dans l'un des camps de Cross River.
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Ce Camerounais, opposant au régime de Paul Biya, au pouvoir depuis près de 40 ans, a fui en 2017 son pays par peur d'être arrêté: il était soupçonné de soutenir financièrement les séparatistes, ce qu'il nie.
Mais en septembre 2020, il dit avoir été arrêté à Ikom, une ville nigériane proche de la frontière, et ramené au Cameroun, où il aurait passé trois mois en prison.
Depuis 2018, les médias nigérians ont rapporté l'invasion de plusieurs villages à Cross River par des militaires camerounais.
Contactés par l'AFP, le ministère de la Défense camerounais dit ne «pas être au courant de ces incidents» et celui du Nigeria n'a pas réagi.
Sécuriser la frontière n'est pas «la priorité» d'Abuja, explique Ikemesit Effiong, du cabinet SMB.
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L'armée est déjà engagée «sur plusieurs autres fronts», souligne-t-il, dans le Nord-Est où elle combat une insurrection jihadiste et dans le Nord-Ouest où des groupes criminels terrorisent la population.
Surtout, Yaoundé et Abuja «n'ont aucune envie de faire état de ces incidents», ajoute le chercheur.
Il y a un laisser-faire d'Abuja, selon lui. Le gouvernement ferme les yeux sur les incursions de l'armée camerounaise, car il n'a aucun intérêt à voir «réussir une rébellion séparatiste chez son voisin» alors qu'il fait aussi face à des troubles indépendantistes.
A une centaine de kilomètres, l'armée nigériane tente depuis des années d'écraser le Mouvement indépendantiste pour les peuples indigènes du Biafra (Ipob), qui se bat pour créer une république à part dans le Sud-Est.
Laisser-faire d'Abuja
«Du fait de leur proximité géographique, les autorités ont peur de voir se créer un front commun», ajoute Effiong.
Cette inquiétude s'est renforcée en 2021, lorsque l'Ipob et l'un des groupes séparatistes camerounais ont conclu une alliance. Celle-ci ne s'est toutefois pas concrétisée.
Si la coopération entre Abuja et Yaoundé n'est pas assumée au grand jour, elle l'avait toutefois été en 2018.
Abuja avait arrêté plusieurs leaders séparatistes, demandeurs d'asile au Nigeria, et les avait ensuite transférés à Yaoundé, où ils ont été condamnés depuis lors à la prison à vie.
Cette extradition, jugée illégale par la justice nigériane, avait été dénoncée par l'ONU et la société civile.