Côte d’Ivoire: quand les pharmacies alimentent le trafic de médicaments

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Le 06/03/2017 à 14h50, mis à jour le 06/03/2017 à 14h52

A la différence du reste du monde qui se mobilise contre le commerce de faux médicaments, la Côte d’Ivoire doit lutter contre un trafic de médicaments originaux. Ce marché parallèle fait perdre annuellement 30 milliards de FCFA au pays.

Au marché d’Adjamé-Roxy (centre d’Abidjan), malgré des voies d’accès quasi impraticables, des véhicules banalisés parviennent à frayer un chemin pour rejoindre la plus grande pharmacie à ciel ouvert de la Côte d’Ivoire. Du paracétamol aux antibiotiques, en passant par les anti-inflammatoires, on y trouve les mêmes médicaments que ceux vendus dans les pharmacies. A ce titre, des rumeurs laissent entendre qu’on y rencontre souvent du personnel soignant venu s’y approvisionner. Une preuve de la qualité des produits qu’on peut y trouver, prétendent certaines personnes.

Certes, les produits de contrebande asiatique sont visibles sur tous les étalages, mais on trouve aussi des produits originaux détournés des circuits officiels. Plusieurs agents de santé nous l’ont confirmé.

«Les gens aiment dire que nous vendons de faux médicaments. Non, ce sont des vrais. Seule la mauvaise conservation peut nous être reprochée», admet Affou, une ex-«pharmacienne» repentie de Roxy, reconvertie en commerçante de produits de bouche en raison des menaces de plus en plus pressantes des autorités.

Selon Affou, ces médicaments sont achetés bon marché via des «réseaux» et cédés pour un bénéfice pouvant atteindre les 100%. «Je prenais un lot de Ceftriaxone à 300 francs la boîte. Je vendais l’unité à 500 francs (un peu moins d’un euro). En pharmacie, on l’obtient à 3.000 francs (4,57 euros). Il y a aussi les ampoules de Novalgin. Elles coûtent 100 francs l'unité, mais les infirmiers et médecins qui nous les achètent revendent l'ampoule 1.000 francs aux patients, soit 1,52 euros», révèle-t-elle, sans jamais désigner les acteurs de ce trafic.

Car tout se déroule dans l’opacité. Les comprimés, les ampoules de produits injectables, les flacons d'eau distillée, les carnets de santé et autres médicaments, tels que ceux fournis aux pharmacies privées, sont ici soigneusement emballés. Ils affichent des dates qui restent dans les normes d’avant péremption. Mais nulle part ne figure un quelconque cachet pouvant donner des indices sur leur provenance.

La Nouvelle pharmacie de la santé publique et à la Distribution pharmaceutique de Côte d’Ivoire, les deux principaux fournisseurs des pharmacies privées sont très souvent montrées du doigts, mais elles ont toujours réfuté les accusations.

Cependant, en avril 2016, un scandale avait éclaté à la suite d’un rapport du Bureau de l’inspecteur général du Fond Mondial de lutte contre le SIDA, la tuberculose et le paludisme (FM). En effet, au terme d’une mission d’audit mené à Abidjan, celui-ci avait conclu que la Nouvelle pharmacie de la santé publique (NPSP), organisme public en charge de la gestion et de la distribution de produits pharmaceutiques aux centres de santé publics), n’avait pas pu rendre compte de près de deux millions de comprimés de RHZE sur les 10 millions rentrés dans son entrepôt en 2014 et 2015.

Ces médicaments, des antibiotiques puissants et essentiels dans le traitement de la tuberculose avaient été détournés pour alimenter les ventes illicites sur les marchés locaux, selon le rapport d’audit. Le stock représentait 75 millions FCFA, soit 114,3 mille euros, et une valeur marchande de 150 millions FCFA, soit 228,6 mille euros, sur les marchés locaux.

Mais la réaction immédiate des accusés, qui contestaient le sérieux de l’audit (insuffisances au niveau de la méthode d’investigation et de la qualité des données), avait conduit l'organisme et les mis en cause à se rapprocher puis à démentir l’idée d'un détournement. L’affaire avait ensuite été étouffée.

«Dans le secteur médical, tout le monde mange (profite du trafic) dans l’affaire. Si le phénomène avait dû cesser, il aurait été éradiqué il y a neuf ans, lorsque la principale tête de ce commerce a été coupée», soutient Honoré Goué, délégué médical.

En effet, en juillet 2007, le Conseil national de l’ordre des Pharmaciens de Côte d’Ivoire avait radié de la corporation médicale, l'un des leurs. Il était considéré comme le principal livreur de médicaments aux vendeurs de la rue. Un marché qui, selon le Conseil représente 30% du marché pharmaceutique national et fait perdre annuellement 30 milliards de FCFA à l’Etat, soit 45,7 millions d’euros.

Finalement cette radiation n’a pas eu pour effet de mettre un terme au phénomène. Six ans plus tard, Adjamé-Roxy tournait à plein régime lorsque le gouvernement a pris la décision de le détruire et d'envisager des activités génératrices de revenus pour les 8.000 vendeuses du réseau. A ce jour, rien n'est encore réellement mis en place. Depuis quatre mois, le gouvernement a tout de même lancé une campagne de sensibilisation contre les médicaments de rue, invitant les populations à s’orienter vers les vraies pharmacies.

Un chemin que des malades refusent encore d’emprunter. Ils continuent de recourir aux officines d’Adjamé-Roxy. «Si on a encore du mal à raser le marché d’Adjamé-Roxy après tant d’années, il faut bien se demander pourquoi …», remarque Goué.

Par Georges Moihet (Abidjan, correspondance)
Le 06/03/2017 à 14h50, mis à jour le 06/03/2017 à 14h52