Algérie: après avoir laminé le clan Bouteflika, que compte faire Gaïd Salah, à présent?

Le défunt Ahmed Gaïd Salah, ex-chef d'Etat-major et ex-vice ministre de la Défense.

Le défunt Ahmed Gaïd Salah, ex-chef d'Etat-major et ex-vice ministre de la Défense. . DR

Le 05/05/2019 à 18h14, mis à jour le 06/05/2019 à 00h41

Gaïd Salah vient d'achever le "boulot" entamé en 2018, avec la purge drastique au sein du corps des sécuritaires. Désormais, généraux, oligarques et politiciens du clan Bouteflika sont hors d'état de nuire. Le général peut passer à l’étape suivante de son programme. Deux scénarii sont possibles.

On s’y attendait depuis quelques jours, notamment lors des dernières manifestations, quand des Algériens ont réclamé la tête de Saïd Bouteflika, puissant conseiller de l’ancien président et surtout considéré comme celui qui tirait les ficelles depuis que Abdelaziz Bouteflika avait été atteint d’un AVC en 2013.

Les menaces du général Ahmed Gaïd Salah à l’encontre de ceux qu’il a dernièrement qualifiés de "bande" (entendez: des malfaiteurs en bande organisée) a très clairement montré que son objectif, clair, était de faire le vide dans l’appareil politique, sécuritaire et économique des soutiens proches du "bouteflikisme" qui constituent des "bombes à retardement" instillées, selon lui, dans toutes les structures de l’Etat.

En conséquence, en fin calculateur et en habile stratège, Gaïd Salah a mené cette purge depuis plusieurs mois en s’attaquant directement aux sécuritaires, qui auraient pu constituer une menace à ses desseins.

Profitant de l’affaire des 701 kg de cocaïne saisis dans le port d'Oran, qui fit polémique, le vice-ministre de la Défense a mis en branle son opération de purge des sécuritaires.

Abdelghani Hamel, directeur de la DGSN a été le premier à en faire les frais, avec un brutal limogeage. Ensuite, ce fut au tour de deux généraux-majors, Habib Chentouf et Saïd Bey, qui se trouvaient à la tête de la 1ère et 2e régions militaires d’être évincés, le 17 août 2018.

Il s’agit là, ni plus ni moins, que de trois puissants généraux-majors, qui entretenaient de mauvaises relations avec Gaïd Salah.

Ce fut ensuite au tour de Menad Nouba (désormais ex-commandant de la gendarmerie nationale), de Abderrazak Chérif (désormais ex-commandant de la 4e région militaire) et de Boudjemaâ Boudougour (aujourd'hui ex-directeur des finances au ministère de la Défense) d’être radiés.

Ces cinq généraux ont été accusés de corruption et ont été mis en prison par Gaïd Salah.

Tous les cinq furent par la suite libérés par Bouteflika, ce qui, on s'en doute, avait grandement mécontenté Gaïd Salah.

D’ailleurs, après le départ de Bouteflika, Gaïd Salah s'est de nouveau attaqué à ces généraux, qu'il juge sans doute dangereux. Menad Nouba a donc de nouveau retrouvé sa cellule de prison et, de son côté, Habib Chentouf a pris la fuite et a demandé l’asile politique en Espagne.

D’autres hauts responsables sécuritaires ont été concernés par cette importante purge, qui a touché plus de 30 généraux.

Après la démission de Bouteflika, le général Gaïd Salah a décidé de passer à une nouvelle phase de son plan, et a donc entamé une nouvelle purge.

48 heures seulement après le départ de Bouteflika, il a limogé les dirigeants de l’appareil sécuritaire et du renseignement du pays, qui étaient proches de l’ex-président.

C’est ainsi que le puissant général-major Athmane Tartag, dit "Bachir", patron du Département du Renseignement et de la Sécurité (DRS) mais aussi conseiller de Bouteflika en charge de la coordination des services de sécurité, a été demis de ses fonctions et son service rattaché directement à Gaïd Salah.

Peu de temps après, les généraux Ali Bendaoud, Directeur général de la sureté extérieure (DGSE) et Rezzig Boura, dit "Abdelkader" de la Direction de la sûreté intérieure (DSI) ont été limogés par celui qui est désormais le nouvel homme fort de l’Algérie.

Suite à cette seconde purge au sein de l'Armée nationale populaire, il ne restait plus à Ahmed Gaïd Salah qu’à museler le général Toufik, l’homme qui a dirigé la fameuse DRS pendant 25 ans, et qui est resté très influent en Algérie.

Aussi, le 16 avril dernier à Ouargla, au centre de l'Algérie, Ahmed Gaïd Salah l’a nommément accusé dans un de ses discours-fleuve dont il a désormais le secret, en soulignant avoir des "preuves irréfutables sur ces faits abjects".

Et celui qui occupe toujours le poste de vice-ministre de la Défense d’ajouter, quelques jours plus tard, que "dans le cas où il persiste dans ses agissements, des mesures légales fermes seront prises à son encontre".

C’est désormais chose faite et Ahmed Gaïd Salah a définitivement mis fin au mythe de la toute-puissance du général "Toufik", l’ancien tout-puissant chef du DRS - il a aussi mis fin à ses tentaculaires réseaux.

Ce faisant, le chef d’état-major algérien ne s'est pas arrêté en si bon chemin, et en a profité pour arrêter, dans la foulée, un autre non moins puissant sécuritaire: le général Tartag.

Gaïd Salah a été aidé en cela par les sorties très médiatisées de l'ancien président Liamine Zéroual, mais aussi de l'ancien ministre algérien de la Défense (1990 - 1993) Khaled Nezzar, lesquels se sont chargés d'enfoncer, par leurs déclarations, Saïd Bouteflika et "Toufik".

Tartag et "Toufik" sont entendus ce dimanche par la Cour militaire de Blida. Ils risquent gros, et savent bien, tous deux, que Gaïd Salah ne souhaite, en aucune manière, que ces deux encombrants généraux soient "opérationnels" dans la tumultueuse conjoncture actuelle. 

Suite à cette stratégie menée tambour battant, Gaïd Salah a mis la main sur l'ensemble de l’appareil securitaire de l'Algérie, et en a profité pour adopter une nouvelle organisation rattachée au ministère de la Défense, en remplaçant les proches de Bouteflika par ses hommes de confiance et en éloignant, naturellement, tous les proches du clan de l’ex-président.

Désormais, tous les commandants des six régions militaires sont ses fidèles, et le vice-ministre de la Défense passe le plus clair de son temps à effectuer des tournées auprès de ceux-ci, avant tout dans le but de s'assurer de leur fidélité, mais aussi pour leur montrer qu’il est bel et bien le seul homme fort du pays. Il profite de chacune de ces étapes, d'ailleurs, pour faire une annonce, spectaculaire, évidemment. 

Le cas du général "Toufik" est toutefois particulier. Il a en effet été l’un des hommes les plus puissants d’Algérie. Malgré sa mise à la retraite, et désormais son arrestation, il constitue toujours, pour Gaïd Salah, un danger majeur. D’où, sans nul doute, les accusations et menaces qui ont fini par le voir écroué et à la barre d'un tribunal militaire. 

Parallèlement à cette seconde purge parmi les sécuritaires, Gaïd Salah a également ciblé les oligarques du clan Bouteflika, mais pas seulement.

Après Ali Haddad, l’ex-patron des patrons algériens, les frères Kouninef –Noah, Tarek et Reda-, considérés comme des proches de la famille Bouteflika, ont, eux aussi, été emprisonnés.

D’autres magnats des affaires, comme Mahiedine Tahkout, sont eux aussi menacés, et font, en ce moment, l'objet d'une Interdiction de sortie du territoire, mesure préventive pour éviter leur fuite.

Ces oligarques sont accusés de "fausses déclarations" en matière de transferts de capitaux et d’importations.

Quant à Issad Rebrab, première fortune de l’Algérie -et du Maghreb également-, pourtant pas du tout proche du clan Bouteflika, il a, lui aussi, été mis en prison depuis le 23 avril dernier.

Et en même temps qu'il s'attaquait aux sécuritaires et aux oligarques, Ahmed Gaïd Salah a lancé une purge en direction des politiciens. Le moment le plus éclatant en a été la convocation de l’ancien Premier ministre, Ahmed Ouyahia, par le parquet d’Alger.

Ahmed Ouyahia a été auditionné dans le cadre d’une enquête sur des affaires de "dilapidation des fonds publics et de privilèges indus". S'il est sorti libre de cette entrevue face à un juge, il est désormais interdit de sortie du territoire algérien.

Bizarrement, lors des dernières marches hebdomadaires, avec force pancartes et banderoles, les manifestants ont surtout réclamé l’arrestation de Saïd Bouteflika, considéré comme la tête pensante de cette "bande" si férocement dénoncée par Gaïd Salah.

Désireux avant tout de montrer qu’il est du côté du peuple, Gaïd Salah a donc procédé à l’arrestation de Saïd Bouteflika, qui avait été précédée de celles de sa "bande".

Le petit frère de l’ex-président est soupçonné d’avoir usurpé la fonction présidentielle et de s'être octroyé des pouvoirs illimités, qui lui sont prêtés depuis 2013.

Il sera certainement interrogé sur les accusations qu'a formulées à son encontre l'ancien ministre de la Défense, Khaled Nezzar.

La boucle est désormais bouclée. Ou presque.

Il ne reste plus que ceux qu'il faut bien nommer des pions, qui sont sans grande influence. C’est le cas, par exemple, du président par intérim Abdelkader Bensalah, ou encore du Premier ministre Noureddine Bédoui. Pour importante qu'elle soit, leur charge n'est qu'honorifique, et, de toute façon, ils sont décriés par la rue. Bédoui attend donc très certainement que le général Ahmed Gaïd Salah dispose de son sort. Tout Premier ministre qu'il est, il apparaît en effet désormais déconnecté et n’apparaît plus publiquement.

Après toutes ces purges, deux scénarii s’offrent désormais à Gaïd Salah.

D’abord, répondre à la volonté populaire en renonçant à sa volonté de "respecter la constitution", et donc en optant pour une solution politique.

A ce titre, plusieurs analystes pensent que face à la volonté des manifestants et des partis d’opposition, Gaïd Salah finira par céder et pousser Abdelkader Bensalah à la démission.

Cette décision entrainerait, de facto, le départ du gouvernement, du Premier ministre Noureddine Bédoui, et donc le départ définitif des deux derniers des "3B", longtemps réclamé par les manifestants.

Cette situation pousserait à la mise en place d’une période de transition acceptée par les manifestants et l’opposition avec des personnalités consensuelles, qui seraient à même d’assurer un passage vers une réelle démocratie pour préparer des élections présidentielles crédibles et transparentes au terme d’une période de transition bien déterminée, par consensus, par l’ensemble des forces vives algériennes (partis politiques, société civile et armée).

L’autre scénario consisterait à la confiscation du pouvoir par l’armée, comme ce fut le cas en Egypte. Un scénario bien évidemment catastrophe, que certains observateurs n’écartent pas.

D’ailleurs Gaïd Salah se présente aujourd’hui comme étant le chef de l’Etat algérien. Il est à l’origine de la destitution des généraux, de la poursuite de oligarques et des dirigeants politiques. C’est lui, et uniquement lui, qui dicte la voie à suivre. Le président par intérim, Abdelkader Bensalah, n’étant à l'évidence qu’une marionnette.

Ce scénario est d’autant à prendre au sérieux qu’il n’est un secret pour personne que Gaïd Salah, à la tête de l’armée depuis 2004, avant d'avoir été nommé vice-ministre de la Défense en 2013, a toujours nourri des ambitions présidentielles et secrètement voulu succéder à Bouteflika.

Il n'a d'ailleurs jamais raté une occasion de critiquer le contexte politique tout en qualifiant les politiciens de fourbes.

Il pourrait donc profiter du vide que pourrait entraîner la démission forcée de l’actuel président, pour s'emparer du pouvoir. Bref: le confisquer au peuple. 

Désormais, la seule force à même de contraindre ses desseins à la Sissi –pour Abdel Fattah Al-Sissi, l'actuel président de l’Egypte, maréchal de l'armée égyptienne- est le peuple algérien, qui manifeste pacifiquement, et courageusement, depuis le 22 février dernier pour réclamer, ni plus, ni moins, que le départ de tout le système, y compris sa partie sécuritaire. Des demandes auxquelles Gaïd Salah a répondu en qualiiant ces revendications des Algériens d' "impossibles".

Pour les opposants au général, ces arrestations sélectives font l'objet d'un feu roulant de critiques. De plus, Gaïd Salah a, de fait, couvert la "Issaba" (la "bande", qu'il vient de dénoncer) pendant 15 ans, et soutenu la candidature de Bouteflika à un cinquième mandat, et, surtout, menacé les manifestants dans un premier temps avant de changer son fusil d'épaule face à la détermination du peuple d'Algérie. 

Un changement d'attitude qui s'est fait très net, lorsque Gaïd Salah s’est senti, lui-même, ciblé par une destitution émanant du clan Bouteflika, qu'il vient de réussir à mettre hors d'état de nuire.

De fait, Ahmed Gaïd Salah est tout simplement accusé de s’attaquer à une partie du système pour régler ses comptes, en prenant le prétexte de la justice.

Ainsi, selon Mohcine Belabbas, du Rassemblement pour la Culture et la Démocratie, le parti de l'ex-Premier ministre Ahmed Ouyahia, "actuellement, l’Algérie a deux chefs d’Etat sans légitimité populaire".

"Le premier doute du mouvement populaire, menace l’opposition, choisit celui qui sera jugé et celui qui ne le sera, ordonne à la justice, décide et discourt chaque samedi", a-t-il dénoncé, faisant allusion à Gaïd Salah.

Une chose est sûre, si le général accepte une solution politique, il aura au moins réussi à assurer ses arrières, après avoir nettoyé l'armée en deux vagues successives –avant et après le départ de Bouteflika- et surtout en y plaçant ses hommes de main.

Dans le cas contraire, il risque fort d’exposer l’Algérie à une nouvelle période d'instabilité politique. Et d'incertitudes quant à l'avenir d'un pays et de tout un peuple. 

Par Moussa Diop
Le 05/05/2019 à 18h14, mis à jour le 06/05/2019 à 00h41