"Ma maison était là, au 41 rue Clifton. C'était un bel endroit pour grandir, j'y ai tant de bons souvenirs". Chaque fois qu'il revient sur les lieux de son enfance, Cassiem Morris ne peut retenir cette même émotion qui lui prend la gorge.
Ses premiers pas, ce Sud-Africain d'origine malaisienne les a faits ici il y a 56 ans, dans un quartier alors multiracial proche du centre du Cap (sud-ouest), connu sous le nom de District 6.
"Il y avait un grand terrain près de la maison, on y jouait aux petites voitures avec des briques", se souvient avec une immense nostalgie le consultant, "quelles que soient notre couleur de peau, nos croyances, on était alors une seule et même grande famille de 50.000 membres".
Aujourd'hui, l'entrelacs de petites rues vibrionnantes posé au pied de l'emblématique Montagne de la Table a disparu.
Il a été rasé et recouvert par les lourds bâtiments de l'université technique de la deuxième ville d'Afrique du Sud, quelques îlots de maisons mitoyennes et des terrains vagues.
Au nom de sa politique de développement séparé, le gouvernement de l'apartheid a classé en 1966 le quartier en zone "blanche", déplacé de force l'essentiel de ses habitants, métis et noirs, et rasé leurs logements.
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Seule une poignée d'églises et de mosquées y ont survécu.
Un quart de siècle après la chute du régime raciste, la page de cet épisode sombre et emblématique de l'histoire sud-africaine devrait enfin se tourner. Grâce à une récente décision de justice, les dépossédés du District 6 espèrent bientôt retrouver leur quartier.
Même s'il n'était encore qu'un gamin, Cassiem Morris n'a jamais oublié le 11 février 1966.
- "Une tache nettoyée" -
Ce matin-là, les autorités débarquent dans le District 6 pour en expulser les habitants non-blancs. "Je vois encore le jour où ils ont dit à mon grand-père qu'il allait devoir partir", dit M. Morris. "Il leur a dit +vous pouvez démolir tout autour de moi, je resterai jusqu'au moment où je le déciderai+".
Le chef de famille résistera quatre ans, avant de finir par plier bagage. "Quand on est revenu un ou deux jours après, la maison n'était déjà plus que ruines".
Futur chef de l'Etat sud-africain, le ministre alors en charge des affaires "indigènes" P.W. Botha se réjouit sans détour du succès de l'opération. "Le District 6 était une tache que le gouvernement a nettoyée et qu'il continuera à garder propre".
Tous les non-Blancs ont été déplacés manu militari dans les townships des lointaines banlieues du Cap.
"En ce temps-là, nous les métis étions traités comme des moins que rien", raconte un autre délogé, Salie Davies.
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"Ce fut un traumatisme, il a fallu partir si vite", poursuit ce "colored" musulman de 59 ans, "nous avons tout laissé derrière nous pour déménager dans un endroit totalement inconnu, pour aller vivre dans la jungle".
Sa famille a échoué à Hanover Park, à plus de vingt kilomètres du District 6. Retraité, il y vit toujours dans un petit appartement, au milieu d'un quartier où le crime règne désormais en maître.
"Regardez les problèmes qui affectent notre communauté. La surpopulation, le chômage, les gangs et les drogues (...), la vie était bien meilleure au District 6", regrette Salie Davies. "Ici, les gens sont désespérés, c'est pour ça que nous sommes si déterminés à revenir sur nos terres".
Ce combat a débuté sitôt la chute du régime de l'apartheid et l'avènement de la démocratie en 1994.
Ce 54e anniversaire de l'expulsion, mardi, sera aussi le 30e anniversaire de la libération de Nelson Mandela, après 27 ans de prison.
- "Un gouvernement nul" -
La nouvelle Constitution et une loi votée dans la foulée ont alors proclamé le droit "à la restitution des terres aux personnes ou communautés qui en ont été privées après 1913 par des lois ou des pratiques raciales discriminatoires".
Ceux du District 6 espéraient un retour rapide, ils ont vite déchanté. Les premiers ne s'y sont réinstallés qu'en 2004 et leur nombre ne dépasse pas aujourd'hui quelques centaines.
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La faute à des autorités incompétentes et corrompues, accuse sans détour leur porte-voix.
"Elles n'avaient aucune idée de la manière de procéder aux restitutions", soupire Shaheed Ajad, 62 ans. "Elles n'avaient ni les compétences, ni les effectifs, ni l'infrastructure et, surtout, l'argent disponible a été dilapidé", détaille-t-il, "pour résumer, le gouvernement a été nul".
A bout de patience, lui et un millier d'anciens résidents ont fini par saisir la justice il y a deux ans.
Et en décembre, à la surprise générale, un juge a ordonné au gouvernement d'agir. Il s'est exécuté illico et a produit un plan - financé - prévoyant la construction de 954 logements et le relogement des plaignants et de leur famille d'ici 2024.
Contactée par l'AFP, la ministre de la Réforme foncière Thokozile Didiza n'a pas donné suite.
Dans un document, ses services ont promis que le nouveau District 6 respecterait "autant que possible l'environnement humain dont ils (les ex-résidents) ont été injustement expulsés".
La ville du Cap, dirigée par l'opposition, aimerait en faire "une vitrine du XXIe siècle", selon la conseillère - blanche - en charge du dossier, Alderman Marian Nieuwoudt. "Mais l'heure n'est plus aux bisbilles politiques. Je suis résolue à faire en sorte que tous reviennent, (...) ça ne peut plus attendre".
- "Cicatriser nos plaies" -
L'élue espère les premiers coups de pioche d'ici "un mois ou deux". Rebaptisé "Zonnebloem" sous l'apartheid, le District 6 vient déjà symboliquement de retrouver son appellation originale sur les panneaux indicateurs de la ville.
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Tout à l'euphorie de leur récente victoire judiciaire, les expulsés se sont repris à croire à un retour.
"On a assez souffert, on veut maintenant récupérer ce qui est à nous", résume Shaheed Ajad, "il faut cicatriser nos plaies et retrouver la terre que nous aimons".
Le porte-parole rêve même de faire du District 6 un modèle national, à l'heure où l'Afrique du Sud se déchire sur un projet de réforme de la Constitution qui autoriserait l'expropriation sans indemnisation de terres détenues par la minorité blanche au profit de la majorité noire.
Une façon de "réparer les injustices de l'apartheid", justifie le président sud-africain Cyril Ramaphosa.
"Nous pensons que cette petite enclave (...) qui a vu les débuts de nombre de nos ancêtres, blancs, noirs ou métis, pourrait être le point de départ de la transformation et du changement en Afrique du Sud", dit M. Ajad, "le District 6 peut servir d'exemple".
Cassiem Morris a longtemps cru qu'il ne retrouverait jamais la terre idéalisée de son enfance, alors, forcément, lui aussi se réjouit. Mais il sait que rien n'y sera plus jamais comme avant.
"Ca va raviver de nombreux souvenirs (mais) on ne peut pas revenir en se disant que tout ira pour le mieux", confie-t-il, "le traumatisme reste, un retour ne le fera pas disparaître".
"Mais c'est bien de se dire qu'on va récupérer notre terre et pouvoir y bâtir quelque chose pour nous. Pour moi, pour mes enfants et aussi pour leurs enfants".