Côte d’Ivoire. Ouattara–Bédié: retour sur 30 ans de rivalité politique au sommet

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Le 18/10/2018 à 07h51, mis à jour le 18/10/2018 à 07h53

Il y a seulement quelques mois, Alassane Ouattara et Henri Konan Bédié aimaient à se donner affectueusement du «mon aîné» et du «mon jeune frère». Mais la perspective de la présidentielle de 2020 a remis au goût jour une rivalité politique qui date des années 1990.

Le 14 septembre 2014, en visite officielle à Daoukro, le fief de son «cher aîné» Henri Konan Bédié, le président ivoirien Alassane Ouattara se remémorait devant les caméras de la télévision nationale un pan de leur histoire commune que peu d’Ivoiriens connaissaient. «Depuis que j’avais l’âge de 20 ans, il (Henri Konan Bédié, ndlr) m’a véritablement pris comme son jeune frère, déjà à New-York, puis Washington et ainsi de suite…». Jeune ambassadeur de Côte d’Ivoire aux Etats-Unis, Henri Konan Bédié a été le tuteur d’Alassane Ouattara, alors étudiant. Une proximité qui aura étonné plus d’un Ivoiriens, tant leur rivalité avait été farouche à un moment donné.

En 1990 Alassane Ouattara est nommé comme le tout premier Premier ministre du président Houphouët-Boigny. Economiste passé par le FMI et la BCEAO, il était présenté comme le technocrate qui devait sortir la Côte d’Ivoire du marasme économique provoqué par la chute des cours du café et du cacao. Il lui revenait de mettre en œuvre les mesures austères des fameux PAS (Plan d’ajustement structurel) la pilule destinée à «sauver» une économie devenue exsangue.

Mais Alassane Ouattara était surtout un «ovni» politique, quasiment un nouveau venu dans le sérail du PDCI-RDA, alors parti unique, et était de ce fait l’objet de tous les regards. Chef du gouvernement, il devenait de fait le plus proche collaborateur d’Houphouët-Boigny dont l’état de santé était chancelant. Une position qui le propulsa dans le premier cercle du «Vieux», faisant de lui l’un de ses héritiers politiques et un potentiel dauphin; un statut jusqu’alors quasi exclusivement réservé au président de l’assemblée nationale, un certain Henri Konan Bédié.

Alors que la rumeur enfle, il est interrogé le 1er octobre 1992 au cours d’une émission -à la télévision nationale sur ses ambitions présidentielles. Alassane Ouattara affirmera : «chaque chose en son temps». Des propos qui laisseront plus la place au doute sur les ambitions de l’homme, ouvrant du coup la boîte de Pandore.

La grande déchirure au décès d’Houphouët-Boigny

La rivalité Ouattara-Bédié va apparaître au grand jour à la suite du décès du président Houphouët-Boigny le 7 décembre 1993. Alassane Ouattara, qui annoncera la nouvelle à la mi-journée, sera accusé d’avoir tardé à transmettre le pouvoir à Henri Konan Bédié, le dauphin constitutionnel. Certaines langues iront jusqu’à parler d’une tentative de «coup d’Etat constitutionnel». Henri Konan Bédié prendra les choses en main, invitant à la télévision publique les Ivoiriens à se mettre à sa disposition, s’autoproclamant de fait président de la République. Une succession qui se fera paisiblement sur fond de tensions.

Cet épisode ouvrira la porte à une autre. Une dissidence se forme au sein du PDCI pour créer, en 1994, le Rassemblement des républicains (RDR). Ce parti politique, à l’initiative de certaines personnalités dont Djéni Kobina, se trouvera un leader de choix en la personne d’Alassane Ouattara. Dès lors, les ambitions présidentielles de ce dernier sont publiquement affichées, ouvrant la voie à un bras de fer sans merci.

Soutenu par un électorat en majorité du nord du pays, Alassane Ouattara devient, avec Laurent Gbagbo, l’un des principaux rivaux de Konan Bédié. Ce dernier trouve alors un angle d’attaque pour tenter de décrédibiliser son principal challenger: sa nationalité.

La question avait en effet été au cœur d’une polémique entretenue à sa nomination à la tête du gouvernement, Ouattara étant présenté comme ayant des origines burkinabè. Mais là, le nouveau contexte allait empirer les choses. Il sera écarté de la course à la présidentielle de 1995 pour cause de «nationalité douteuse». Henri Konan Bédié est alors élu à un peu plus de 96% des suffrages. S’ouvre alors une période de vive tension politique. C’est la période où naît la notion d’«Ivoirité», présentée par certains comme un creuset culturel devant rassembler les peuples de la Côte d’Ivoire, et par d’autres comme un instrument promouvant de la catégorisation des Ivoiriens et la xénophobie et ciblant l’ex-Premier ministre.

Fin juillet 1999, Alassane Ouattara quitte ses fonctions au FMI pour retourner en Côte d’Ivoire afin de s’engager plus activement en politique dans la perspective de la présidentielle d’octobre 2000. Il est désigné candidat du RDR pour cette échéance. Mais il devra faire face à un nouvel obstacle dressé sur son chemin. Début décembre 1999, le pouvoir d’Henri Konan Bédié lance un mandat d’arrêt international contre lui pour «faux et usage de faux», lui déniant désormais sa nationalité ivoirienne.

Contraint à l’exil, il avait lancé quelques mois plus tôt cette phrase prémonitoire: «Je frapperai ce régime moribond, il tombera comme un fruit mûr». Le 24 décembre 1999, Henri Konan Bédié était déposé par le premier coup d’Etat militaire de l’histoire de la Côte d’Ivoire. Bien des personnes y verront la main de son rival.

L’union sacrée face à un adversaire commun

De là, plus personne ne pouvait penser que leurs chemins pouvaient s’unir, tant leur guéguerre avait fini pas diviser et déchirer le corps social ivoirien. Mais l’éclatement de la rebellion armée le 19 septembre 2002 allait, à la surprise générale, radicalement changer la donne.

Face à un Laurent Gbagbo qui se démène pour trouver une issue à une crise armée qui s’éternise et qui a maille à partir avec la France (et la communauté internationale) soupçonnée de soutenir les rebelles, Alassane Ouattara et Konan Bédié se rapprochent pour faire front contre cet adversaire commun assis sur un fauteuil tant convoité. Le 18 mai 2005 à Paris, les deux hommes jettent les bases d’une alliance politique (avec deux autres partis): le RHDP, le Rassemblement des Houphouëtistes pour la démocratie et la paix. Cette coalition devait aplanir les différends entre les deux hommes dans la perspective de la présidentielle d’octobre 2005 qui se profilait à l’horizon. Le scrutin est reporté, mais l’union sacrée se consolide et ouvre la voie à une idylle qualifiée à l’époque tantôt de «coalition de dupes», tantôt d’«alliance contre nature» au regard de leur passé de rivaux politiques.

Arrive alors 2010. Au RHDP, un accord interne stipule que les partis membres s’engageaient à soutenir le mieux placé au second tour de l’élection présidentielle. Et quand le RDR d’Alassane Ouattara passe le premier tour contre Laurent Gbagbo, Henri Konan Bédié respecte l’accord et apporte un soutien ferme à son allié, à la surprise de nombre d’observateurs qui l’en croyaient incapable. Ce soutien suffira à l’élection d’Alassane Ouattara. Et alors que la crise postélectorale prend forme avec des affrontements armés, Konan Bédié rejoint le nouveau président dans son «refuge» de l’hôtel du Golf où ils vivront côte à côte durant 4 mois et demi. C’est à cette époque que l’idée du parti unifié prendra forme, selon certaines sources.

Une fois Ouattara installé dans son fauteuil, tout ira bien pour le meilleur des mondes. Les deux hommes se féliciteront de cette alliance réputée comme pouvant «garantir la stabilité de la Côte d’Ivoire durant plusieurs décennies».

«Mon aîné Bédié et moi-même savons ce que nos divisions ont coûté à la Côte d’Ivoire. (…) Nous devons rester unis», aimait alors à le rappeler à chaque occasion Alassane Ouattara. Et le 16 septembre 2014, Konan Bédié, recevant le président ivoirien dans son fief natal de Daoukro, au centre du pays, appellera le PDCI à renoncer à présenter un candidat à la présidentielle de 2015 et à soutenir celle d’Alassane Ouattara. 

2020, la pomme de discorde

Une décision que l’ancien président aura quelques difficultés à faire accepter dans son propre camp. Et pour faire passer la pilule, il évoque une clause d’alternance au nom duquel le RDR soutiendra le candidat du PDCI dans le cadre du RHDP à la présidentielle de 2020.

Après l’élection de Ouattara, la question devenait un point de friction entre les deux principaux alliés, le PDCI s’impatientant de voir Alassane Ouattara se prononcer clairement sur le sujet de l’alternance. Et la réponse viendra tel un couperet lors d’une interview à Jeune Afrique en mai dernier. Le président ivoirien se voudra on ne peut plus clair: «Je ne lui ai rien promis». Dès lors, la brouille devient inévitable. Mais la séparation ne se fera pas en douceur.

L’ex parti unique va enregistrer une saignée de certains de ses plus éminents cadres, à commencer par le vice-président Kablan Duncan, de ses ministres au gouvernement et d’une partie de ses élus. Des départs qui, selon le PDCI, sont dus pour la plupart à des campagnes d’intimidation et de chantage de la part du pouvoir d’Abidjan.

Le 17 juin dernier, le PDCI réunit un bureau politique (BP) au cours duquel il reporte l’examen de son adhésion au projet du parti unifié RHDP après la présidentielle de 2020. Une décision que le président ivoirien qualifiera d’«inacceptable» le 16 juillet lors de l’assemblée générale constitutive du RHDP parti unifié. Suite à un recours en justice, un tribunal ivoirien annule les décisions de ce BP.

De nouveau, Henri Konan Bédié convoque un autre BP le 24 septembre qui reconduit les dernières décisions du 17 juin, notamment la prolongation des mandats des instances du parti jusqu’en 2020. Une rencontre qui fait une fois de plus l’objet d’une assignation en justice aux fins de sa suspension et de son annulation. 

Afin de parer à toute éventualité (une nouvelle décision de justice pourrait rejeter à nouveau les conclusion du BP au sujet du RHDP et ainsi que la décision de prolonger le mandat du président du parti qui arrive à échéance ce mois d’octobre), le président du PDCI, au cours d’un troisième bureau politique successif réuni ce 8 octobre, a annoncé la tenue d’un congrès extraordinaire (initialement reporté à 2020), l’organe de décision suprême du parti, le 15 octobre courant, afin de se prononcer définitivement sur les questions cruciales.

Dans son discours d’ouverture du BP ce lundi, il a dénoncé «un harcèlement judiciaire» et des «dérives antidémocratiques et liberticides» du pouvoir ivoirien, qualifié de «régime totalitaire». Des propos extrêmes qui viennent témoigner de l’étendue d’un désamour qui renaît de plus belle.

En 2020, cela fera au total trois décennies de rivalité Ouattara-Bédié qui aura rythmé la vie politique en Côte d’Ivoire. Une opposition qui pourrait prendre fin avec la prochaine présidentielle où il devrait y avoir un passage de témoin. A moins que leurs héritiers respectifs ne décident de jouer les prolongations.

Par Georges Moihet (Abidjan, correspondance)
Le 18/10/2018 à 07h51, mis à jour le 18/10/2018 à 07h53