Alliances des Etats du Sahel: des ambitions politiques et économiques dont la CEDEAO risque d’être victime

Assimi Goïta (g), Abdourahmane Tiani et Ibrahim Traoré, les dirigeants des pays de l'Alliance des Etats du Sahel-AES (Mali, Niger et Burkina Faso).

Le 04/12/2023 à 10h26

Le Mali, le Burkina Faso et le Niger comptent renforcer l’Alliance des Etats du Sahel (AES), créée le 16 septembre 2023. Il est même question de transformer celle-ci en une confédération entre les trois Etats, ouverte à d’autres partageant la même vision idéologique. Le G5-Sahel a été la première victime de cette alliance. Toutefois, face aux ambitions de cette nouvelle alliance sous régionale, des craintes pèsent sur la Cedeao à 15 Etats.

D’un pacte de défense mutuelle conclu entre le Mali, le Niger et le Burkina Faso le 16 septembre 2023, l’Alliance des Etats du Sahel (AES) est en train de se muer rapidement en une organisation sous régionale politique et économique. En effet, alors que l’objectif initial était de mieux coordonner les efforts pour lutter contre le terrorisme, notamment aux niveaux de la zone dite des «Trois frontières», les dernières rencontres entre les dirigeants de la région semblent donner une orientation nouvelle à cette nouvelle organisation. Désormais, la politique et l’économie sont au cœur des ambitions du groupement, à côté bien évidemment de la lutte contre le terrorisme.

D’emblée, il faut rappeler que l’objectif initial de l’AES était un «pacte de défense mutuelle» signé alors que la menace d’une intervention militaire de la Communauté économique des Etats de l’Afrique de l’ouest (Cedeao) planait sur les auteurs du coup d’Etat au Niger. A travers cette alliance, le Mali et le Burkina Faso, sous sanction de la Cedeao, menaçaient d’intervenir aux côtés des putschistes de Niamey. Une décision qui, selon certains observateurs, a contribué à refroidir les tenants d’une intervention militaire qui craignaient une déflagration régionale.

Conscient des menaces qui pèsent sur leurs pays soumis à des sanctions de la Cedeao et de la communauté internationale, les dirigeants de l’AES ont proclamé des objectifs qui vont au-delà de la sécurité en exprimant leur volonté de promouvoir «l’indépendance, la dignité et l’émancipation économique».

Du coup, ce rapprochement et cette émancipation économique pourraient signifier la création de nouvelles institutions susceptibles d’influencer les réformes au sein de l’Union économique et monétaire ouest-africaine (Uemoa), qui regroupe huit pays de la Cedeao ayant en commun le franc Cfa comme monnaie commune (Côte d’Ivoire, Burkina Faso, Sénégal, Mali, Niger, Togo, Guinée Bissau et Bénin). En effet, selon de nombreux observateurs, du fait de la dépendance des pays de l’Uemoa de la France où est imprimé le franc CFA, une situation dénoncée par la société civile qui soutient les régimes de l’Alliance des Etats du Sahel, il est fort probable que derrière l’objectif de «l’indépendance, la dignité et l’émancipation économique» se cache la volonté de créer une monnaie commune aux trois Etats, surtout que l’idée de cette monnaie unique commence vraiment à germer dans les esprits.

D’ailleurs, les trois ministres de l’Economie et des Finances ont recommandé, en plus de la création d’un fonds de stabilisation et d’une banque d’investissement de l’AES, la mise en place d’un Comité chargé d’approfondir les réflexions sur les questions de l’Union économique et monétaire. Ils jettent ainsi les bases de la création d’une monnaie commune pour s’affranchir du franc CFA, sachant que la Cedeao également est engagée dans un projet de création d’une monnaie unique.

Outre cette émancipation, les dirigeants de l’Alliance comptent mettre en place des projets intégrateurs. Ainsi, il est question de la création d’une compagnie aérienne commune aux trois Etats. Il est également question d’intensifier les échanges entre les trois pays, de lancer des projets énergétiques, agricoles, hydrauliques et industriels communs. Autant de projets censés renforcer l’intégration économique entre les trois pays enclavés de la CEDEAO. Il est aussi question de mutualiser les efforts pour assurer la sécurité alimentaire des trois pays.

Par ailleurs, concernant le volet politique et diplomatique, les ministres des Affaires étrangères des trois pays, réunis le jeudi 30 novembre, se sont penchés sur «l’adoption des protocoles additionnels», les organes (institutionnels et juridiques) à mettre en place» et sur «la définition de mesures politiques et de coordination diplomatique».

Avec les volets sécuritaires, économiques et diplomatiques, les dirigeants des pays de la région souhaitent faire de l’AES une organisation régionale jouant sur tous les plans.

Une situation qui fait penser que l’AES ressemble à la création d’une alternative à la Cedeao, de plus en plus décriée au niveau de l’espace par la société civile et les dirigeants des trois pays sahéliens qui considèrent que certains pays de l’organisation régionale sont manipulés par des puissances étrangères, notamment la France, sans la citer nommément, et ce au détriment des intérêts des citoyens de cet ensemble régional.

Le discours du ministre des Affaires étrangères du Mali, Abdoulaye Diop, lors de la dernière réunion des ministres de Affaires étrangères de l’AES est sans équivoque. «L’émancipation totale, la souveraineté pleine et entière, et ne plus se voir imposer aucun diktat», tel est le message clair adressé aussi bien à la Cedeao qu’à la France.

A ce titre, les chefs de diplomatie des trois pays sahéliens «recommandent aux chefs d’Etat de l’AES la création d’une Confédération des trois Etats», selon la déclaration finale de leur rencontre. Celle-ci sera la première étape vers une Fédération regroupant les trois pays.

Conséquence, la première victime de cette alliance a été le G5-Sahel, une organisation sous régionale créée en décembre 2014 et qui regroupe les 5 pays du Sahel: Mauritanie, Mali, Niger, Burkina Faso et Tchad. Après le départ du Mali en mai 2022, invoquant une organisation «instrumentalisée par l’extérieur», le Burkina Faso et le Niger ont aussi annoncé, dans un communiqué commun, publié le samedi 2 décembre 2023, leur départ de cette organisation, expliquant que «force est de constater qu’après près de 9 ans d’existence, l’organisation peine à atteindre ses objectifs. Pire, les ambitions légitimes de nos Etats, à faire de l’espace du G5 Sahel une zone de sécurité et de développement, sont contrariées par des lourdeurs institutionnelles, des pesanteurs d’un autre âge qui achèvent de nous convaincre que la voie de l’indépendance et de la dignité sur laquelle nous sommes aujourd’hui engagés, est contraire à la participation au G5-Sahel dans sa forme actuelle».

Il faut dire que le G5 Sahel, parrainé en quelque sorte par Paris, était une organisation moins ambitieuse que l’AES sur le volet défense sachant que cette dernière prévoit une «architecture de défense collective et d’assistance mutuelle». Ainsi, l’article 6 de la Charte de l’alliance établit que «toute atteinte à la souveraineté et à l’intégrité du territoire d’une ou plusieurs parties contractantes sera considérée comme une agression contre les autres parties et engagera un devoir d’assistance et de secours de toutes les parties, de manière individuelle ou collective, y compris l’emploi de la force armée, pour rétablir et assurer la sécurité au sein de l’espace couvert par l’Alliance».

Après le G5-Sahel, certains observateurs se demandent quel sera l’avenir des pays de l’Alliance des Etats du Sahel au sein de la Cedeao, organisme au sein duquel les trois pays sont suspendus suite aux coups d’Etat.

Des questions légitimes quand on se penche sur les ambitions politiques et économiques de cette alliance. En effet, même avec leur réintégration au sein de cet ensemble après les suspensions actuelles induites par les coups d’Etat dans les trois pays, les tensions risquent de persister entre les pays de l’AES et le reste des pays de la Cedeao, particulièrement de ceux considérés comme très proches de la France. Cette défiance mutuelle risque de plomber certaines institutions régionales comme l’Uemoa et ralentir la marche de la Cedeao vers une plus rapide intégration économique, d’autant plus que les Etats de l’AES se disent ouverts à certains pays de la sous-région partageant leurs visions idéologiques, faisant ainsi un clin d’œil à la Guinée, autre pays de la Cedeao dirigé par un putschiste.

Par Moussa Diop
Le 04/12/2023 à 10h26