Périples des diplomates russes et américains, l’Afrique terrain d’une nouvelle «guerre froide»

Sergueï Lavrov, ministre des Affaires étrangères de la Russie, et Janet yellen, secrétaire au Trésor américain.

Le 27/01/2023 à 14h49

L’Afrique est redevenue le terrain d’«affrontements» Est-Ouest. Après chaque périple en terre africaine de l’un, l’autre en fait autant. L’actuel déplacement du chef de la diplomatie russe répond à celui de la Secrétaire américaine au Trésor, Janet Yellen. Chaque camp compte ses alliés et soutiens. La guerre froide a vraiment la peau dure.

Le sommet USA-Afrique, qui avait eu lieu du 13 au 15 décembre à Washington en présence de 49 chefs d’Etats et de gouvernement africains, et au cours duquel il a beaucoup été question de la Russie et de la Chine, a été le déclencheur, depuis quelques jours, des périples africains des émissaires occidentaux et russes.

Il faut dire que depuis l’abstention de nombreux pays africains lors du vote d’une résolution de l’ONU, en mars 2022, exigeant «que la Russie cesse immédiatement de recourir à la force contre l’Ukraine», les pays occidentaux, les Etats-Unis à leur tête, surpris par les votes des Africains, essayent de faire pression sur les pays du continent pour faire évoluer leurs positions vis-à-vis de la Russie.

Et depuis, les ballets diplomatiques russes, américains et occidentaux ayant pour scène le continent sont incessants. Derniers en date, les voyages de Janet Yellen, secrétaire au Trésor américain, et de Sergueï Lavrov, ministre russe des Affaires étrangères.

Pour Lavrov, ce second voyage en seulement six mois l’a conduit dans quatre pays africains: Angola, Afrique du Sud, Eswatini et Erythrée. Ce périple ne figurait pas sur l’agenda de Lavrov. Et la dernière étape de Lavrov en Erythrée explique clairement les raisons de son déplacement : consolider les positions de ses soutiens africains. En effet, ce pays stratégique de par sa position sur la Corne de l’Afrique, est le seul pays du continent et un des cinq pays du monde, aux côtés de à côté de la Russie, le Belarus, la Syrie et la Corée du Nord, à avoir voté contre la résolution onusienne condamnant l’invasion de l’Ukraine par la Russie. En clair, pour Moscou, l’Erythrée, l’un des pays les plus fermés au monde, est un fidèle allié et auquel il a été promis le renforcement de la coopération dans les secteurs de l’énergie, des mines, des technologies de l’information, de l’éducation et de la santé.

Un autre périple est prévu en février prochain en Afrique. Celui-ci devrait le conduire dans trois autres pays, dont le Maroc. Lors de sa précédente visite en juillet 2022, Lavrov avait visité quatre pays africains: Egypte, Congo-Brazzaville, Ouganda et Ethiopie. Au même moment, le président français Emmanuel Macron était en tournée africaine qui l’avait conduit au Bénin, Cameroun et Guinée-Bissau, avec l’objectif de contrer, là aussi, l’influence de la Russie en Afrique de l’ouest et centrale.

Avec ces périples, la Russie prépare son deuxième sommet Russie-Afrique prévu cette année et qui sera axé sur la sécurité alimentaire et énergétique. Ces deux sujets sont d’un intérêt particulier pour l’Afrique et pour lesquels la Russie pourrait offrir son expertise dans les domaines du pétrole, du gaz, des infrastructures de transport, de l’agriculture,…

Mais, le véritable enjeu de ces voyages russes en Afrique est ailleurs. Moscou essaye de contrer les tentatives des pays occidentaux qui tentent de réduire son influence grandissant en Afrique et faire évoluer les positions des pays africains sur la guerre Russie-Ukraine.

Et il n’a pas tort. La Secrétaire américaine au Trésor, Janet Yellen lors de sa visite a beaucoup insisté sur la volonté des Etats-Unis d’influer sur les positions des Etats africains concernant le conflit Russie-Ukraine. Après les pressions américaines, en visite à Addis-Abeba, le 12 janvier courant, les cheffes de la diplomatie française et allemande ont été directs en appelant les pays africains à condamner l’agression russe en Ukraine en insistant sur la volonté de l’Union européenne d’intensifier ses relations avec l’Union africaine.

Et pour contrer les tentatives américaines de faire évoluer les positions des pays africains sur la guerre en Ukraine, Lavrov a fustigé les «tactiques coloniales» soulignant que «l’Occident utilise les mêmes tactiques coloniales que par le passé pour exploiter les continents en développement».

Outre les questions géopolitiques, ce périple de Lavrov est aussi l’occasion de raffermir les relations commerciales avec l’Afrique pour atténuer les sanctions occidentales. A ce titre, et afin d’éviter les sanctions des Etats-Unis, la Russie a annoncé qu’elle envisage d’abandonner le dollar et l’euro dans ses échanges avec certains pays africains. C’est déjà le cas avec l’Egypte où les achats égyptiens peuvent se régler avec du rouble russe. Il en est de même dans les échanges entre la Russie avec la Chine et l’Inde. Outre l’Egypte, les principaux partenaires commerciaux de la Russie en Afrique sont l’Afrique du Sud, l’Algérie, le Soudan, l’Ethiopie et le Nigeria. Moscou poursuit ainsi sa politique de dédollarisation de ses échanges extérieurs pour contourner l’usage du dollar et l’interdiction d’accès à Swift par les banques russes.

Quant au périple de Janet Yellen, en charge des finances américaines, c’est une manière de montrer l’engagement des Etats-Unis à contribuer au financement des économie africaines, en respectant les engagements pris lors du sommet USA-Afrique, mais aussi en soulignant que la crise que traverse certains pays africains actuellement est causée par la Russie. Pour elle, l’invasion de l’Ukraine par la Russie «a poussé des millions d’Africaine dans la pauvreté et la faim». D’où l’intérêt des pays du continent de se ranger du côté de l’Ukraine.

Avant elle, le chef de la diplomatie américaine, Antony Blinken avait visité trois pays du continent en août 2022: Afrique du Sud, République démocratique du Congo et le Rwanda, lors de son second périple en Afrique après celui de 2021 qui l’avait mené au Kenya, au Nigeria et au Sénégal.

Et juste après le départ de Janet Yellen, l’ambassadrice des Etats-Unis aux Nations-Unis, Linda Thomas-Greenfield, a elle aussi entamé, le 25 janvier, un périple africain qui la mènera au Ghana, au Mozambique et au Kenya.

Ainsi, les Etats-Unis, après avoir longtemps snobé l’Afrique, notamment durant la présidence Trump, reviennent en force depuis le déclenchement de la guerre en Ukraine. Depuis Barack Obama, aucun président américain n’a foulé le sol africain. Ce qui ressemble à un manque de considération à l’égard du continent. Toutefois, pour contrer l’influence grandissante de la Chine et de la Russie en Afrique, le président américain Biden a lui-même annoncé qu’il se rendrait avant la fin 2023 en Afrique.

L’Europe, un peu à la traîne essaye de s’accrocher au ballet diplomatique à marches forcées imposé par les deux puissances. Ainsi, le Haut représentant de l’Union européenne pour les Affaires étrangères Josep Borrel va effectuer une visite en Afrique du Sud et au Botswana du 26 au 29 janvier courant.

Bref, à travers ces périples, on note que l’Afrique est redevenu le terrain de bataille diplomatique entre les grandes puissances. Une situation qui rappelle grandement celle qui a prévalu lors de la «guerre froide» entre l’Est et l’Ouest. Chacun essaye de compter sur ses fidèles amis. Et là aussi, les lignes ont peu évoluer depuis la chute du mur de Berlin. En effet, la Russie compte encore des «amis» fidèles au niveau du continent, notamment en Afrique australe, mais aussi chez ceux qui avaient plus ou moins adopté l’idéologie «socialiste» ou nationaliste (Ethiopie, Algérie, Egypte…).

S’il y a un autre constat à faire sur ces périples, c’est que le seul pays africain visité par Lavrov et Yellen est l’Afrique du Sud. Un pays stratégique qui ne semble point fléchir sur sa position de neutralité vis-à-vis de la guerre Russie-Ukraine, malgré les fortes pressions américaines et européennes. A cela plusieurs raisons. D’abord, il y a les raisons historiques. Au temps de l’apartheid, la Russie a été un soutien indéfectible à l’ANC et aux pays de la ligne de front (Angola, Mozambique, Namibie…). Ensuite, la Russie et l’Afrique du Sud sont membres des Brics. Enfiun, les deux pays sont d’importants partenaires commerciaux.

Des relations qui font que l’Afrique du Sud n’a jamais voulu se départir de sa position de «neutralité» au sujet de la guerre Russie-Ukraine. Mieux, en marge de la visite du ministre russe des Affaires étrangères, la cheffe de la diplomatie sud-africaine n’a pas hésité à qualifier la Russie d’«amie» avant de saluer «une rencontre des plus agréables» avec un «partenaire précieux». Une manière de tordre le cou à ceux qui espéraient un fléchissement de la position sud-africaine. D’ailleurs, pour montrer clairement son indépendance, l’Afrique du Sud va accueillir, du 17 au 27 février prochain, des manœuvres navales avec la Russie et la Chine, reflétant «une volonté de développer la coopération militaire», selon Lavrov. Dans le contexte actuel de guerre Russie-Ukraine et de tensions Chine-USA, il fallait oser entreprendre de telles initiatives.

Une chose est sûre, contrairement à la période de la première «guerre froide», les pays africains sont désormais plus favorables à la diversification des partenaires économiques qu’à l’alignement derrière une puissance, quel que soit son poids.


Par Moussa Diop
Le 27/01/2023 à 14h49