Sénégal. Pillage organisé des ressources halieutiques: Greenpeace accuse, le ministère dément

Le Fu Yuan Yu 054, navire de pêche chinois.

Le Fu Yuan Yu 054, navire de pêche chinois.. DR

Le 17/10/2020 à 10h41, mis à jour le 17/10/2020 à 10h43

Le groupement des armateurs et industriels de la pêche au Sénégal (Gaipes) qui avait accusé le ministre Alioune Ndoye d’avoir accordé des licences de pêche à des Chinois a été conforté dans sa position par Greenpeace. Vive polémique.

"Faisant écho aux révélations des médias et organisations de pêcheurs, Greenpeace confirme l’attribution de licences de pêche aux bateaux Fu Yuan Yu 9885, Fu Yuan Yu 9886, Fu Yuan Yu 9888 et Fu Yuan Yu 9889, le 17 avril. L’attribution a bien eu lieu en dépit des affirmations du ministre de la pêche sénégalaise le 6 juin dernier qui affirmait qu’aucune nouvelle licence pour des bateaux industriels n’avait été donnée", écrit l’ONG. Cette dernière appuie ainsi les accusations des pêcheurs sénégalais contre leurs autorités pour complicité active du pillage de leurs propres ressources halieutiques.

L’organisation s’inquiète également du fait que 56 bateaux de pêche industrielle aient demandé, selon elle, une licence pour les eaux sénégalaises. Ce qu’elle considère comme un "chiffre record".

Ainsi, pour des questions de transparence, Greenpeace demande la publication de toutes les licences de pêches industrielles dans la sous-région, tout en appelant les Etats à avoir une gestion commune des ressources.

En outre, Greenpeace accuse les Etats ouest-africains, dont le Sénégal, d’avoir confiné les acteurs de la pêche artisanale tout en permettant aux bateaux, notamment étrangers, de continuer à mener librement leurs activités. Ce qui est, d’après elle, non seulement déloyal en termes de concurrence, mais également ouvre la voie au pillage des ressources halieutiques déjà sous forte pression.

A tout cela s’ajoutent des opérations supposées frauduleuses. "Les recherches de Greenpeace Afrique confirment qu'au moins huit navires de pêche industrielle ont participé à des activités douteuses au cours de la période observée. Tous portent le nom de Fu Yuan Yu et il a été observé qu'ils affichaient des activités suggérant qu'ils pêchaient dans la zone économique exclusive (ZEE) sénégalaise alors qu'il était impossible de vérifier si leur licence avait été obtenue dans le respect des règles et procédures", mentionne le communiqué de Greenpeace.

Pour limiter les dégâts et préserver la pêche artisanale et ses dérivées, particulièrement la transformation des produits par les femmes, l’ONG préconise «la fermeture définitive des usines de farine et d’huile de poisson opérant en Afrique de l'Ouest, à l'exception de celles utilisant exclusivement les déchets issus de la transformation des poissons inaptes à la consommation humaine».

Des accusations aussitôt démenties par le ministère sénégalais des Pêches et de l’économie maritime qui reproche à Greenpeace, d’avoir déclaré que des licences de pêche ont été octroyées à des navires étrangers par le Sénégal, et des d’usines de farine de poisson installées dans le pays.

En réalité, selon les autorités sénégalaises les fameux Fu Yuan Yu sont légalement sous exploitation sénégalaise, puisque leur armateur est une société de droit sénégalais basée à Dakar.

"Aucun navire battant pavillon étranger ne peut, en l’état actuel de la réglementation sénégalaise, obtenir une licence de pêche au Sénégal si ce n’est sur la base d’un accord de pêche. Or, le Sénégal n’a d’accord de pêche qu’avec l’Union européenne, la Gambie, le Cap-Vert, la Mauritanie, la Guinée-Bissau et le Liberia", précise le ministère.

"La Chine n’ayant pas signé [un] accord de pêche avec le Sénégal, aucune licence ne peut dès lors être accordée à un bateau battant pavillon chinois. Tous les bateaux d’origine chinoise, espagnole, française, grecque (…) détenteurs [d’une] licence de pêche au Sénégal appartiennent à des sociétés reconnues, par acte notarié, de droit sénégalais", arguent Alioune Ndoye et ses collaborateurs.

Ils font valoir que ces navires sont "sénégalisés" suivant une procédure encadrée par la loi sénégalaise.

"Tel a d’ailleurs été le cas, s’agissant des licences accordées, sur la base d’une procédure enclenchée depuis 2017, à des navires dénommés Fu Yuan Yu appartenant à la société FT2, établie au port [de Dakar] depuis plusieurs dizaines d’années et connue de tous les acteurs pour son apport très déterminant dans le développement du secteur", soutient le ministère des Pêches et de l’économie maritime.

En ce qui concerne la pêche illicite, non déclarée et non réglementée, les autorités sénégalaises affirment que leur pays "dispose d’outils performants de surveillance active et passive des eaux sous sa juridiction". Il cite même des distinctions obtenues en 2016, notamment le titre de "champion des océans" octroyé par le Département d'Etat américain.

"S’agissant des usines de farine et d’huile de poisson, il est à noter qu’aucune disposition légale ou réglementaire n’interdit leur implantation au Sénégal. C’est le département (le ministère des Pêches) qui, à la suite de larges concertations tenues en 2019, a décidé de geler la délivrance de nouvelles autorisations préalables".

"Il n’a, dès lors, jamais été question d’une quelconque fermeture des unités en activité. Ces dernières doivent cependant se limiter à n’utiliser que les déchets et rebuts de poisson à titre principal et, accessoirement, les invendus, le cas échéant. Aucune possibilité ne peut (…) leur être offerte au Sénégal, présentement, d’utiliser du poisson frais pour alimenter leurs activités", précise le ministère des Pêches et de l’économie maritime.

Pour finir, le ministre des Pêches, Alioune Ndoye et ses collaborateurs accusent à leur tour l’organisation de protection de l’environnement d'être trop proche de "certains industriels" de la pêche et donc de relayer "l’acharnement" de ces derniers à son encontre.

Selon eux, Greenpeace est allée "jusqu’à signer la quasi-totalité des communiqués (…) publiés" par les industriels en question, "au risque de porter atteinte à sa crédibilité".

Cependant, malgré le démenti de l’autorité, au niveau des quais de pêche, les acteurs artisanaux sont ceux qui souffrent le plus de cette situation.

Les eaux sénégalaises ne sont plus poissonneuses, selon Ismaël qui va en mer depuis ses 10 ans et qui en a aujourd’hui 66. Selon lui "l’Etat du Sénégal a sacrifié les pêcheurs du pays au profit des bateaux chinois". Pire encore, les poissons pêchés "n'iront jamais dans des thiébou jeun ou des yassas (plats du Sénégal), mais vont plutôt nourrir les Chinois quand les enfants du pays meurent de malnutrition". Il est aujourd’hui difficile selon lui de faire dire à un enfant quel est le goût du fameux "thiof"

Cette complainte du vieux Ismaël est cette de dizaines de pêcheurs au Sénégal qui se sentent impuissants face à cette situation.

Par Moustapha Cissé (Dakar, correspondance)
Le 17/10/2020 à 10h41, mis à jour le 17/10/2020 à 10h43