« Au début, il est discret, très doux. On se dit qu’il ne ferait pas de mal à une mouche », décrit un ancien collaborateur de Folorunsho Solomon. Puis le trouble se crée autour du célèbre pasteur évangélique nigérian qui a recueilli des milliers d’enfants ayant fui le conflit avec Boko Haram. Qui est vraiment cet « envoyé de Dieu » qui affirme avoir été « sauvé de Satan », soutenu par les puissants, adoré par ses fidèles, craint par ses anciens disciples et qui a la charge de 4 000 enfants et jeunes filles dans la plus grande opacité ?
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Benin City, Etat d’Edo, dans le sud chrétien du Nigeria. On est en 2013, Folorunsho Solomon est déjà réputé pour ses prêches et ses actions auprès des populations défavorisées lorsqu’il transforme son orphelinat en camp de déplacés pour les victimes d’un conflit islamiste qui se joue à plus de 1 000 kilomètres de là. Sur le site Internet de l’International Christian Centre for Missions (ICCM), on promet protection, soins, nourriture, éducation… et aussi « apprendre à connaître Dieu et à le suivre ».
Mais une quinzaine d’anciens missionnaires, d’enfants, de parents et d’employés des services sociaux rencontrés par l’AFP ces derniers mois sont unanimes : les petits y sont mal nourris, ont un accès restreint à l’eau et aux soins, le pasteur est violent et a des gestes déplacés à l’égard des jeunes filles – certains l’accusent même de harcèlement sexuel. Folorunsho Solomon dément tout : « Pas de mauvais traitements », assure-t-il à l’AFP.
« Il donne des noms aux filles »
Pourtant, lorsque le Fonds des Nations unies pour l’enfance (Unicef) mène une mission d’évaluation en 2016 dans le camp, les conclusions sont édifiantes : « Il contrôle ce camp comme un roi dans son royaume. Il contrôle les faits et gestes de chaque personne, via un groupe de missionnaires et quelques enfants […] qui lui rapportent tout ce qui s’y passe. » Le rapport, confidentiel mais que l’AFP s’est procuré, poursuit : « D’après nos observations et les entretiens menés avec les enfants et le personnel […] le pasteur Solomon est engagé dans des activités sexuelles ou, au minimum, a un comportement inapproprié avec certaines jeunes filles. »
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Selon des témoins, une dizaine d’adolescentes travaillent pour l’évangéliste, l’aident à s’habiller, portent ses mouchoirs, ont droit à des traitements préférentiels. « Il m’appelle régulièrement pour me demander de revenir à Benin City, a confié une jeune fille de 16 ans qui a quitté le camp il y a quelques mois. Il donne des noms aux filles, il fait des commentaires si nos fesses ont grossi, ou bien il dit que notre poitrine ressemble à des ananas. »
L’homme a une aura. Il est plutôt grand, mince, la voix est posée, les traits sont souriants. « Je l’aimais. J’aimais son charisme, confie un ancien disciple. Et puis un jour, je l’ai vu casser une chaise sur un enfant. Personne ne ressort de chez le pasteur Solomon sans cicatrice physique ou psychologique. » Tous les témoins, enfants et adultes sans distinction, affirment avoir été violemment frappés, au moins une fois, pour l’avoir contredit, menacé ou s’être plaint des conditions de vie.
Il a fallu beaucoup de temps pour que ses anciennes victimes acceptent de parler à une journaliste de l’AFP. Elles sont parfois restées enfermées dans le silence pendant plus de vingt ans. C’est le cas de cette ancienne collaboratrice qui assure avoir été victime de son emprise et d’abus dès l’âge de 18 ans : «Il prend des filles de familles pauvres. Elles couchaient avec lui et en échange, il leur offrait une éducation.» Mais pas question pour elle de porter plainte dans ce pays où la justice donne le plus souvent raison aux riches.
Vaudou et magie noire
Très peu de voix osent d’ailleurs s’élever contre les pasteurs au Nigeria. « S’attaquer à lui, c’est comme s’attaquer à Dieu », résume un ancien missionnaire. D’autant que le pasteur est encadré par les institutions les plus puissantes du pays. Enregistré par l’Etat, l’ICCM est protégé (comme les autres camps officiels du pays) par l’armée et par des membres de l’Agence de sécurité d’Etat (DSS) qui montent la garde à l’entrée.$
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Mais sa meilleure protection, c’est sans doute les croyances. Le long de la piste de terre qui mène jusqu’au camp, au milieu de la forêt tropicale du sud du Nigeria, des autels vaudous et des offrandes faites aux esprits rappellent que dans cette région, le « juju » (magie noire) dicte les prières et le quotidien. La peur du diable, dont le pasteur assure avoir été sauvé lorsqu’il était enfant, revient dans tous ses prêches et dans tous ses discours. « Si vous venez avec les yeux du diable, vous verrez le diable », prévient-il dans un entretien téléphonique avec l’AFP.
Il reconnaît que « nourrir et soigner autant d’enfants au quotidien est un véritable défi » et que des épidémies d’hépatites, de gale et de varicelle se propagent dans le camp, sans avoir « fait de morts à [sa] connaissance ». Mais il réfute catégoriquement une quelconque violence. « Il n’y a aucun mauvais traitement ici, nous n’avons rien à cacher, assure-t-il. Nous aidons l’humanité. Nous avons besoin d’encouragements. »
Le pasteur Solomon a surtout besoin d’argent. Pour nourrir 4 000 enfants et plus de 500 adultes, ses missionnaires assurent à la télévision locale avoir besoin chaque jour d’au moins quinze sacs de 50 kg de riz et dix sacs de manioc, soit des centaines d’euros uniquement pour la nourriture. Selon le rapport de l’Unicef et les témoignages, les enfants dorment seuls à 300 dans des hangars sur des nattes à même le sol, font leurs besoins dans la forêt, se plaignent de la faim, ne boivent pas à leur soif, ne se lavent pas.
«Les Blancs sont très sensibles»
Comment un seul homme a-t-il pu se retrouver à la tête d’un tel « royaume » ? Comme des milliers de pasteurs nigérians qui comblent les manquements d’un Etat défaillant et promettent un avenir meilleur à leur armée de fidèles, Folorunsho Solomon a fondé sa petite église en 1990. Dans sa mission d’évangélisation, il s’entoure d’une dizaine de jeunes femmes, âgées de 16 à 30 ans, et ils vivent ensemble dans le plus grand dénuement. Rapidement, à force d’arpenter la « jungle » pour y propager la parole divine, l’église prend de l’importance et compte des milliers d’adeptes.
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La mission s’agrandit dès 1992, avec la création d’une « maison pour nécessiteux » qui accueille une centaine d’enfants confiés par leurs parents pour y être scolarisés. Mais aux donateurs étrangers, le pasteur assure qu’il s’agit de petits orphelins, affirme une ancienne missionnaire alors chargée des programmes de parrainage. « Il était toujours sur Internet pour chercher de nouvelles églises » en Europe ou aux Etats-Unis, se souvient-elle : « Il disait toujours que les Blancs sont très sensibles. »
Au début des années 2010, l’église compte 200 branches dans le sud du pays, une vingtaine de pasteurs et des dizaines de missionnaires qui sont nourris et logés mais ne perçoivent aucun salaire. Folorunsho Solomon devient une personnalité importante de l’Etat d’Edo, ses écrits sont traduits en six langues (dont le chinois et le russe), il est invité régulièrement dans des églises évangéliques à travers le monde.
Au même moment, en 2013, un conflit s’intensifie à plus de 1 000 kilomètres de Benin City et des millions de personnes doivent quitter leur foyer. Le monde commence à s’émouvoir face aux atrocités commises par les djihadistes de Boko Haram, et certains de ses missionnaires partent dans le nord-est du Nigeria.
Soutien public du gouverneur
« Ils sont arrivés en 2014 à Maiduguri et ils ont convaincu les parents d’envoyer leurs enfants à Benin City, où ils recevraient une bonne éducation et de la nourriture, se souvient Rakiya, dont cinq des six enfants ont rejoint le camp. Au début, les parents qui emmenaient leurs enfants revenaient avec des sacs de riz, de l’argent, des bidons d’huile… Tout le monde disait “Benin c’est bien”, on ne parlait plus que de ça. »
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Comment ces enfants ont-ils été répertoriés ? Sont-ils en effet « pour la grande majorité des orphelins », comme l’assure le pasteur ? Personne ne le sait. Le pasteur maintient auprès de l’AFP « que l’armée et la DSS ont une copie des registres », mais cela n’a pas pu être confirmé. Qui les maintient à jour ? Combien d’enfants se sont enfuis ? Beaucoup sont-ils morts de maladies ou de mauvais traitements, comme l’affirment des témoins ? Cela reste un mystère.
« L’Unicef et le CICR [Comité international de la Croix-Rouge] ont demandé une liste de tous les enfants. Le personnel n’a pas été capable ou n’a pas accepté de nous fournir ces informations », a écrit l’ONU dans un rapport soumis aux autorités locales en 2016 pour faire part d’« inquiétudes ». Mais le gouverneur de l’époque de l’Etat d’Edo, Adams Oshiomhole, actuel président du parti au pouvoir, l’All Progressive Congress (APC), ne donnera aucune suite. Au contraire, il affiche publiquement son soutien au pasteur et multiplie les dons.
Au Nigeria, les églises sont enregistrées comme des ONG, n’ont aucune obligation de dévoiler leurs comptes et ne paient pas d’impôts. Impossible donc d’évaluer les sommes d’argent reçues par l’ICCM. Le personnel n’y a pas non plus accès. L’ICCM vit grâce à un solide réseau de donateurs, d’institutions locales ou d’églises évangéliques étrangères.
Des bénévoles allemands
Le pasteur allemand Gunther Geipel, «ami et frère» de longue date, invite régulièrement l’évangéliste nigérian dans sa petite église de Saxe pour échanger avec ses fidèles et « produire des miracles ». Depuis vingt ans, ses adeptes partent au Nigeria faire du bénévolat, organiser des collectes d’argent et de matériel. Selon lui, toutes les accusations portées contre Solomon sont «des racontars» de «jaloux». Interpellé sur les accusations et les témoignages des enfants, le pasteur Geipeil assure ne pas pouvoir «imaginer que ce soit vrai» et veut continuer à admirer cet homme dont «le cœur brûle pour les perdus».
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Peu de temps après son arrivée à la tête de l’Etat d’Edo, le nouveau gouverneur, Godwin Obaseki, a également visité le camp de Benin City, promettant que « le gouvernement continuerait à apporter son soutien ». Contactée par l’AFP, la nouvelle ministre locale des affaires sociales assure n’avoir jamais entendu parler d’un rapport onusien ou d’un quelconque dysfonctionnement dans le camp, mais reconnaît n’avoir jamais demandé de liste des enfants et dit ignorer même s’il en existe une. « Toutefois, je peux vous assurer qu’à partir de maintenant, nous allons surveiller tout cela », s’est engagée Maria Edeko, qui a pris ses fonctions il y a quelques mois : « Il en va de notre responsabilité. »
Témoignages: «Si on se plaignait, le pasteur nous frappait»
L’AFP a retrouvé une dizaine d’enfants qui ont passé plusieurs mois, parfois plusieurs années, dans le camp de déplacés du pasteur Solomon. Loin de leur famille, ils ont connu la faim, les maladies, les violences, le travail forcé… Certains ont réussi à s’enfuir ou ont été récupérés par leurs parents.
Une adolescente originaire de l’Etat du Borno, au cœur du conflit avec Boko Haram, a passé deux ans dans le camp : «A l’époque, tout le monde allait chez le pasteur Solomon, c’était ça ou rester à Maiduguri. Je voulais aller à l’école, mais tu ne peux rien étudier quand ton estomac est vide, or on n’avait rien à manger jusqu’à 14 heures. Je n’ai jamais pu parler à mes parents. Il y a des téléphones mais il n’y a pas de crédit, ou alors je n’y avais pas accès.» Elle raconte que les filles de son âge (15 à 18 ans) «travaillent pour le pasteur» : « Elles l’habillent, elles portent ses téléphones. Une fois, une fille a refusé de travailler pour lui, elle a été punie et il l’a affamée. Moi, je devais lui apporter ses chaussures.»
La petite Hauwa* est orpheline. Elle n’avait que 6 ans lorsque sa tante l’a envoyée à Benin City. Elle y est restée plus de trois ans, avant que sa famille ne revienne la chercher : «J’avais faim tout le temps, il n’y avait jamais assez à manger. On n’avait pas assez d’eau et si on se plaignait, le pasteur nous frappait.»
Rakiya* a envoyé ses cinq enfants chez le pasteur Solomon : «Mes deux garçons se sont enfuis du camp et ils m’ont raconté ce qui se passait. Ils m’ont dit qu’il y avait un esprit maléfique, alors je suis partie chercher les autres.» Le jour de son arrivée, les employés du camp refusent qu’elle récupère ses enfants : «Ils m’ont dit que je ne les mettrais pas à l’école, qu’ils étaient bien ici. Mais j’ai insisté et finalement ils ont accepté que je les voie. Je suis restée trois jours dans le camp et en trois jours, j’ai vu trois personnes mourir. Je ne voulais pas dormir sous la tente où sont regroupés les visiteurs, on était au moins 200, alors j’ai dormi dehors et quand le pasteur Solomon m’a trouvée, il m’a frappée.»
Rakiya poursuit : « Le pasteur déteste les garçons. Il adore les filles. Les plus grandes travaillent pour lui. L’une porte un mouchoir, il crache ou se mouche dedans et il le lui retend. Une autre lui nettoie ses chaussures quand il marche. Ma fille aînée de 16 ans veut rester là-bas. Elle dit qu’elle est assez grande pour endurer la faim et les difficultés. Je l’ai suppliée de partir mais elle dit que c’est sa seule chance d’avoir une éducation.»
* Les prénoms ont été changés.